Benoît Raphaël

Déconnecter la TV

3 Novembre 2010 , Rédigé par Benoit Raphaël Publié dans #Weekly, #just delivered, #futur, #télévision, #télévision connectée

J'inaugure avec ce billet un nouveau rendez-vous dans la Social Newsroom. Ponctuellement, au gré des rencontres, j'inviterai un expert à publier un billet sur le blog. J'ai donc demandé à Jean-Yves Le Moine, de nous parler du futur de la télévision. Son analyse est décapante, mais complètement dans l'air du temps, à l'aube des télé-connectées et  de la Google TV. Jean-Yves Le Moine est un spécialiste de la convergence entre la technologie, les contenus et les usages. Ingénieur de formation, producteur, réalisateur, Jean-Yves a participé au développement de la HD pour ARTE, France Télévision, RTBF, TF1. Il intervient aujourd'hui sur la TV  connectée, les plates-formes collaboratives de social TV, le web sémantique. Jean-Yves produit également au sein de sa société Kidoma, des contenus transmedia afin qu'ils rencontrent les nouveaux usages. Adepte de la transversalité, il expérimente concrètement les différentes manières de capter la valeur économique des usages qui migrent vers de nouvelles plateformes technologiques et nombres d'écrans différents. Il est à l'origine du Transmedia Lab, une initiative d'Orange ---
Au-delà des questions récurrentes sur l’avenir de la télévision, donc de la diffusion et de la production de contenus français, c’est le futur de l’ensemble de l’industrie du divertissement en France et en Europe qui aujourd’hui est remis en question par les nouveaux usages et l’arrivée des nouvelles technologies de diffusion (Web, jeux, mobiles…). Afin d’éviter de vivre un scénario, certes catastrophique mais réaliste, réfléchissons aux solutions à apporter dès aujourd’hui, pour consolider demain toutes les branches de cette industrie. Des solutions qui déjà émergent dans le secret de start-up, aux U.S.A ou en Asie, et permettent aux contenus de rencontrer les usages grâce à des technologies intelligentes et innovantes. Derrière cette révolution annoncée, les enjeux économiques vont aussi déterminer l’avenir de l’identité culturelle de notre continent. 1) Les usages Les études le montrent clairement : aujourd’hui les jeunes et les CSP+ délaissent la télévision pour consommer de plus en plus de contenus sur Internet et sur le mobile. Ces courbes d’usage sont à l’opposé de celles des seniors, qui restent le fonds de commerce actuel des chaînes de télévision. Cette tendance est confirmée par la consommation en constante augmentation de contenus américains, essentiellement des séries et des films visionnés sur le Web, en version sous-titrée et le plus souvent piratée seulement quelques jours après leur sortie outre-atlantique. Il est d’ailleurs intéressant de noter que cette acculturation n’est pas générale. On observe ainsi une quantité non négligeable, mais pas encore quantifiée, de jeunes qui sont allergiques aux versions originales sous-titrées et qui continuent de consommer ces séries uniquement lorsqu’elles sont diffusées en version française sur les chaînes nationales. De manière générale, les seuls programmes réellement suivis sur la télévision par les jeunes sont les programmes de télé-réalité qui ainsi rajeunissent grandement l’audience moyenne d’une chaîne comme TF1. C’est pour cela que ce genre, d’abord télévisuel, a fortement intégré les usages multiplateformes et multitaskers (consommation simultanée de plusieurs médias, ex TV + twitter sur PC + SMS sur mobile) des adolescents en offrant, avec un succès aussi significatif que croissant, des modules complémentaires aux programmes télé sur le Web et le mobile. Il n’est donc pas ici question de la disparition de la télévision, mais plutôt de l’émergence d’une tendance à consommer des programmes sur toutes les plateformes (TV mais aussi, Web, mobile, tablette…). 2) La TV connectée Aujourd’hui la mode est à la TV connectée. Connectée par les fabricants (SONY, LG, Samsung, ...), les acteurs du Web (Google TV, Apple TV, …) ou bientôt les Fournisseurs d’Accès à Internet ( Free, ...). Pour les chaînes, l’objectif est de rendre la télé plus interactive, et de ramener les usagers du Web vers la télé. Dans ce dessein, les chaînes publiques européennes tentent avec L’UER (Union Européenne de Radio-Télévision) d’imposer une norme à cette interactivité, le HBBTV (Hybrid Broadcast Broadband TV), qui leur permettra de savoir quand et comment le spectateur échappe au flux pour partir sur le Web, et inversement. Mais ces solutions continuent à concentrer les usages de la télévision et du Web sur l’écran de télévision ! Exceptées les technologies Air Play d’Apple et dans une moindre mesure Fling de Google, les solutions actuelles de TV connectées délaissent les usages multiplateformes et multitaskers. Elles laissent toutefois entrevoir un futur, qui peut effrayer les acteurs traditionnels de la télé, où la programmation sera entièrement délinéarisée, offrant seulement quelques rendez vous évènements : le prime de Secret Story, le prochain épisode de la série à la mode, le match de l’équipe de France de foot… 3) L’audience TV en baisse Avec la TV connectée, les enjeux économiques sont liés aux enjeux culturels. Ce système va permettre aux programmes étrangers, aujourd’hui essentiellement américains, de se retrouver plus vite sur nos écrans de télévision. D’abord sous une forme piratée via le Web, puis sous une forme légale, proposée directement par les studios américains. Déjà quelques studios refusent actuellement de vendre les droits d’exploitation de leurs séries aux services de catch-up des télévisions françaises pour mieux les exploiter eux-même, à l’exemple du studio Fox avec la série lie to me . Et il ne faudra pas attendre longtemps pour que les studios vendent et diffusent, via leurs filiales françaises et en direct sur le Web, leurs séries en version sous-titrées ou doublées le jour même de leur diffusion sur le continent nord américain. On parlera très bientôt de distribution mondiale pour les séries ! Ensuite, dans un an ou deux, donc demain, les technologies autour de la TV connectée auront fait de tels progrès en matière de recommandation personnelle et/ou sociale, que les contenus américains sauront de manière très efficace, rencontrer les usages multiplateformes et multitaskers. Alors laminé le marché publicitaire de la télé s’effondrera, les chaînes françaises deviendront quasi exsangues et la production française sera sinistrée. Le scénario catastrophe évoqué en préambule est donc à craindre, mais il n’est pas inéluctable ! 4) Les solutions Pour éviter un tel scénario, l’enjeu est de consolider les positions stratégique, économique et technologique, de la diffusion et donc de la production française. Beaucoup de chaînes de télévision le font déjà, mais peut-être trop timidement ! Elles commencent l’exploration de nouveaux types de contenus tel le transmedia pour mieux rencontrer les usages, ou encore l’exploration des business model connexes à leur activité de télévision, ceux notamment du jeu, du mobile et du web, pour mieux se préparer à la guerre économique et culturelle qui se jouera demain autour de la diffusion de contenus sur tous les supports média. 5) Se structurer Les chaînes de télévision vont apprendre à réfléchir transversalement, à devenir des chaînes de diffusion sur tous les écrans (TV, Web, mobile et tablette…). Pour une chaîne, penser transversalement, c’est réfléchir à une structuration horizontale de ses équipes où sur chaque projet, spécialistes du contenu, du Web, du mobile, et du marketing, travaillent ensemble autour de vrais généralistes. Les spectateurs veulent être proches des créateurs, ils veulent participer, interagir avec le programme. Les auteurs doivent donc les intégrer dans leurs histoires pour qu’ils deviennent des spect-acteurs ! Le marketing doit être initié dès la conception du projet, et pas une fois le contenu terminé. La chaîne de fabrication d’un programme ne peut plus être séquentielle. Il faut la repenser pour intégrer les nouveaux usages de l’ensemble des consommateurs et les nouveaux outils technologiques. Aujourd’hui concevoir un programme pour qu’il rencontre les usages, demande d’intégrer au sein même de l’histoire, sa distribution sur tous les écrans et son marketing. C’est clairement une mutation, une petite révolution ! 6) Les technologies Un contenu rencontre les usages grâce aux technologies. Actuellement apparaissent des technologies qui demain seront incontournables pour qu’une chaîne de télévision devienne une chaîne de diffusion présente sur tous les écrans. Ces technologies doivent redonner du contexte au contenu afin de guider le spectateur dans le flux de l’information. Le spectateur n’est plus alors noyé par le flot des données, mais éclairé par le contexte du contenu. Un vrai changement de paradigme ! Du search par mot, on passe à la navigation contextuelle ! Ces technologies doivent également permettre à un programme d’adresser les usages multi écran et multitasker, et d’offrir interaction et participation au spect-acteur. Il s’agit non seulement de pouvoir commander sa TV avec son mobile ou de pouvoir dans sa chambre regarder sur son PC un programme diffusé sur sa télé dans le salon, mais également de pouvoir surfer sur le Web, ou de jouer une application avec sa tablette de manière parfaitement synchronisée avec le contenu diffusé sur sa télé. La recommandation est une autre de ces technologies très prometteuses, elle suit vos goûts et vous propose des contenus qui correspondent à votre profil. Elle élargit le champ des possibles en vous donnant à voir ce qu’aiment vos amis et en vous permettant de leur proposer des contenus dont vous partagez l’intérêt. Ainsi, un spectateur, pendant qu’il réserve un voyage pour Venise avec sa femme sur le Web, télécharge pour le regarder pendant le trajet en avion Mort à Venise, le chef d’œuvre de Visconti sur son iPad. Sur son téléviseur, sa chaîne de diffusion préférée, le sachant amateur d’art, lui recommande un film sur les villes d’eau (Amsterdam, Bruges, Venise…) et leurs musées. Sa navigation est structurée, elle aboutie, après un documentaire sur Van Gogh et Gauguin, au visionnage du film Van Gogh de Pialat diffusé sur son iPad, puis sur proposition d’un de ses amis, au visionnage sur son iPhone, d’un film amateur tourné le jour même de sa visite à l’exposition Gauguin à la Tate Modern. Les chaînes de télévision vont devenir des chaînes de diffusion permettant au spectateur de naviguer contextuellement de contenus en contenus, de plateformes en plateformes pour une consommation élargie et éclairée. Cette délinéarisation, non seulement dans le temps mais aussi dans l’espace, rouvre grâce à l’interactivité offerte, le champ de la subjectivité du spect’acteur. La navigation contextuelle que lui permet la chaîne de diffusion redonne alors de la verticalité à l’information. Qui, en France ou en Europe, sera le premier à mettre en place avec succès une telle chaîne de diffusion ? Qui sera le premier à proposer des contenus qui rencontrent vraiment les usages sur toutes les plateformes ? Un acteur traditionnel de la télé ? Un opérateur ou un Fournisseur d’Accès à Internet ? À l’exemple de la BBC avec Youview, les chaînes françaises, ensemble ou indépendamment, devraient au plus vite travailler à l’élaboration d’une telle plateforme de diffusion qui, en rencontrant les usages, assurera la pérennité de la production audiovisuelle française. L’utilisation d’offres contextuelles et de leurs business models induits, renforcera le pouvoir économique des chaînes et accompagnera la production française dans l’élaboration de contenus transmedia, genre qui s’impose actuellement. Ce type de production sur une telle plateforme de diffusion rendra des couleurs aux contenus français, non seulement sur nos territoires, mais aussi à l’export. Ce mode de diffusion étant nativement international, quel plaisir d’aller chatouiller Google et Apple !

Jean-Yves Le Moine

Twitter : @jylem.

Mail : jylem [at] kidoma.fr

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :