Benoît Raphaël

Crise au Monde et au New-York Times : Pourquoi la presse écrite peine autant à réussir sa transition numérique

20 Mai 2014 , Rédigé par Benoît Raphaël Publié dans #presse écrite, #Le Monde, #New York Times

Je reproduis ici l'interview que j'ai accordée dimanche dernier au site Atlantico à propos de la crise simultanée au Monde et au New-York Times.

Atlantico : La directrice du Monde Natalie Nougayrède a annoncé mercredi qu'elle quittait ses fonctions, mettant fin au bras de fer qui l'opposait aux membres de sa rédaction depuis qu'avait été annoncé en février dernier le transfert d'une cinquantaine de postes à la rédaction numérique. Les tensions suscitées par cette réforme interne participent-elles d'une incompréhension, voire d'un mépris de la part d'un certain nombre de journalistes à l'égard du format numérique ? D'où viennent les blocages ?

B.R. : C'est un problème très complexe, mais comme toujours au Monde. Pour bien appréhender le conflit, il faut d'abord comprendre que le Monde fonctionne sur un système de gouvernance (le directeur de la rédaction est élu) qui l'apparente moins à une entreprise traditionnelle qu'à un Etat avec toutes les vertus d'un système démocratique, mais aussi tous ses travers. Du coup, toute réforme profonde devient éminemment politique. Il est aussi difficile de réformer le Monde que s'attaquer à la nécessaire refonte de l'Education nationale. Rien n'est jamais clair, et tout le monde est l'ennemi de tout le monde.


Mais le fond de la crise actuelle trouve bien son origine dans la mutation numérique dans laquelle le journal est engagé depuis de nombreuses années. Ce qui ne veut pas dire que toute réforme est impossible mais qu'il est éminemment difficile sans la mise en place d'un management fort et visionnaire, et sans une conduite de projet efficace et itérative.
Nathalie Nougareyde, qui est une grande journaliste, a commis plusieurs erreurs, de management tout d'abord, mais aussi dans la conduite du projet, en ouvrant notamment plusieurs dossiers complexes en même temps. Pour sa défense, il fallait aller vite. Mais en ouvrant plusieurs boîtes de pandore, elle a fini par tuer l'ambition dans l'oeuf.

Le constat était pourtant presque unanime : les ventes papier ont chuté dramatiquement en 2013 (-17%) et ont continué de le faire en 2014 avec un dévissage à eux chiffres, tandis que les abonnements numériques (notamment la version tablette du journal), certes en progression, ne suffisaient pas à compenser les pertes. Or, avec une rédaction organisée autour de la production d'un journal papier, il fallait faire basculer le centre de gravité de la production éditoriale vers le digital. Pour cela il fallait de nouveaux projets. Et il fallait le faire vite. Double problème. Cela passait par des réformes profondes, autant humaines qu'éditoriales et écomiques. Cela passait par le lancement d'un projet de quotidien multimédia pour tablettes, lequel devait à l'origine être publié le soir, le quotidien papier passant vers un modèle matinal. Plusieurs raisons ont conduit à la mise en péril de cette initiative. Notamment les négociations entamées en parallèle autour de la vente de l'imprimerie (raison principale des pertes du journal), qui ont remis en question le projet d'imprimer le journal pour le matin. Du coup l'édition numérique du soir devenait concurrente du journal. Xavier Niel, de son côté, était plutôt favorable à un projet d'édition mobile le matin. Nougareyde a mis visiblement trop de temps à entendre sa position ce qui a terminé d'ajouter de la confusion à une situation déjà très tendue au sein du journal.

Ajoutez-y un plan de réduction des congés, un plan important de mobilité (une trentaine de postes papier réaffectés au numérique) suscitant de nombreuses inquiétudes, des erreurs de management et de communication, et vous vous retrouvez avec un navire en feu, absolument ingouvernable. Avec un capitaine se retrouvant avec plusieurs fronts ouverts en même temps : contre la rédaction papier, contre la rédaction numérique, contre la direction du groupe et contre les actionnaires ! Un énorme gâchis. Et la démonstration que le principal responsable des blocages dans les grandes rédactions papier vis à vis de la mutation numérique (on l'a vu avec la rebellion de la rédaction papier à Libération et cette Une incroyable : "Nous sommes un journal"), c'est la structure même de ces rédactions. Ce sont des véhicules trop lourds, trop profondément enracinés dans des mécaniques du passé, pilotés par un management trop vieux, ou trop inexpérimenté, plus politique que digital, et incapable à conduire une vraie stratégie de mutation, comme ont réussi à le faire d'autres industries.

Alors qu’outre-Atlantique la directrice du New York Times a annoncé son départ mercredi 14 mai, un rapport interne du même journal a été révélé par le site Buzzfeed. Est pointée du doigt l'incapacité du site internet à faire face aux pure players que sont le Huffington Post, Business Insider ou BuzzFeed. Comment expliquer que la presse traditionnelle ait tant de mal à prendre le tournant du numérique ? Qu'elle soit française ou américaine à coté de quels enjeux passe-t-elle ?

Comme je l'ai dit, la principale raison de ces blocages, qui sont en train d'entraîner les journaux de qualité vers le fond, c'est la lourdeur et la complexité de leur modèle. Et leur incapacité à intégrer rapidement les nouvelles règles du jeu imposées par l'arrivée d'Internet. Le New York Times, comme Le Monde, ne sont pourtant pas les derniers à avoir pris le virage du numérique, et ils se sont tous les deux plutôt mieux débrouillés que les autres. En cela ils ont été aidés par la forte puissance de leurs marques (tous deux sont des références), atout déterminant dans le contexte de fragmentation que connaissent les médias dans un univers dominé par Google et les réseaux sociaux.
Mais le problème auquel sont confrontés ces dinosaures de la presse est plus complexe qu'on ne l'imagine. C'est un problème à tiroirs : le papier permet encore de tirer les revenus vers le haut, le digital est puissant mais pas assez mature etc. Une complexité paralysante face à laquelle le seul moyen de réussir rapidement est de changer rapidement de centre de gravité et d'investir massivement en faisant des choix clairs.
Mais pour cela, il faudrait changer de rédaction. Un patron qui voudrait sauver un quotidien devrait d'abord commencer par réduire le nombre de ses journalistes par trois. Avant de l'augmenter à nouveau bien sûr, mais en procédant par étapes, et sur un modèle d'organisation radicalement différent. Et encore, sur les journalistes restants, il faudrait en remplacer les deux tiers par des profils plus numériques. Personne n'aura le courage de s'attaquer à ce problème en France. Parce que c'est littéralement impossible. Et extrêmement couteux. Même aux Etats-Unis, où le système est plus souple, les responsables se retrouvent face à un mur. Alors on se contente d'avancer par petits pas concentriques. Lesquels finissent par coûter plus cher qu'une réforme profonde.

Qu’est-ce que le numérique a changé à la presse ? Peut-on encore réfléchir en termes de catégories distinctes (radio, télé, papier, web…), et pourquoi ?

La première certitude que l'on peut tirer de cette révolution numérique, c'est qu'il faut réinventer le métier de journaliste. Et se concentrer sur sa qualité première : la valeur ajoutée. Le problème c'est que la valeur ajoutée est un concept très relatif, qui doit s'apprécier à l'aune d'un écosystème de l'information qui a été profondément modifié (l'info brute présente partout gratuitement, instantanément, concurrence des analystes et des experts à travers les médias sociaux etc). Or, quand on se pose véritablement la question de la valeur ajoutée, c'est comme si l'on soulevait un gros caillou sur un nid d'insectes. Finalement, très peu de journalistes actuellement en place dans les rédactions écrites sont capables d'apporter cette valeur ajoutée : une capacité supérieure d'analyse, de synthèse, d'investigation, de traitement des datas, ou de conversation. Il y a beaucoup de bons artisans journalistes, mais très peu de talents. Or le journalisme joue désormais sa partie sur un marché de l'excellence. Avec du savoir-faire mais aussi du faire savoir. On ne peut plus se planquer derrière la simple fabrication "honnête" de l'information à la grand papa. Il faut du premium, et il faut également intégrer de nouveaux savoirs. Mais aussi de nouvelles pratiques. Tout cela soulève des peurs, souvent irrationnelles, parfois légitimes, qui n'atteignent pas les pure-players. Les anciens se protègent en brandissant des mythes d'un autre temps : indépendance et qualité ! Comme si la presse d'avant était un modèle d'indépendance et de qualité. Tout le monde sait que c'est faux. Il y a autant d'indépendance et de qualité qu'avant. Ce sont juste les modalités qui ont changé.

Sur les formats (écrit, audio, vidéo, papier), le problème est plus complexe. Il ne faut pas avoir de barrières, mais il ne faut pas vouloir être à tout pris multi-média. Une chaîne de télé n'a aucun intérêt à concurrencer la presse sur l'écrit, les radios encore moins. Pour autant, la presse écrite a tout intérêt à aller sur la vidéo, notamment pour des raisons économiques. Il faut trancher au cas par cas.

Economiquement parlant, les médias sont très dépendants du Fonds pour l'Innovation Numérique de la Presse (FINP) de Google et de l'Association de la presse d'information politique et générale (AIPG). Ce sont d'ailleurs les journaux historiques qui ont raflé plus de 9 millions d'euros sur les 16,38 millions destinés à soutenir des projets d'innovation numérique. Cette aide est-elle vertueuse, ou s'agit-il d'une perfusion masquée ?

La France est un cas exceptionnel dans le monde, où la plupart des grands médias écrits sont financés à plus de 10% par les aides de l'Etat. Aujourd'hui par les aides de Google. Ce qui en dit long sur leur indépendance, derrière laquelle ils se cachent pourtant pour justifier leur peur de se réformer profondément. Pour avoir participé aux Etats-Généraux de la Presse, lancés par Nicolas Sarkozy en 2012, je peux affirmer qu'il n'y avait à l'éqoque aucune volonté de la part des médias de profiter de ces aides pour restructurer en profondeur leur modèle. A part quelques déclarations très poétiques et enflammées sur le rôle de la presse, je n'ai assisté à aucun débat sur le fond, ni surtout aucune volonté de le faire. Le seul objectif était de continuer à recevoir la perfusion de l'Etat. A laquelle se rajoute aujourd'hui la subvention Google. J'ai vu récemment des dossiers improbables se monter à l'emporte pièce dont le seul but était de récupérer un peu d'argent. Quand on sait que les plus grands journaux touchent chacun plus de 10M€ par an de l'Etat, quand on sait ce que l'on pourrait faire, sur le digital, avec tout cet argent, il y a de quoi désespérer. Des solutions existent. Mais le politique l'emporte sur la volonté d'entamer les réformes nécessaires.


Pour ne plus dépendre des subventions de l'Etat, d'investissements Google ou de généreux donateurs, existe-t-il des solutions ? A-t-on réussi à déterminer un modèle économique pour la presse qui réponde aux réalités actuelles de consommation de l'information ?

La seule solution, c'est de trouver un modèle économique viable qui soit capable de supplanter le système actuel. S'il y avait un modèle digital parfait et prouvé, il n'y aurait pas tous ces blocages. Le problème c'est que la question du modèle économique est encore un work in progress. Qu'il faut relativiser parce que la presse d'information générale à presque toujours été déficitaire. Les médias verticaux (féminins notamment) ont beaucoup moins de problèmes. De nombreux pure-players dans ces secteurs sont déjà extrêmement rentables en France. Les modèles les plus prometteurs aujourd'hui sont la diversification, la création d'événements, la pub vidéo, la vente de données, certains modèles payants mixtes, et ce qu'on appelle le "native advertising" c'est à dire la création de contenus médias pour les marques par des équipes dédiées. Le monde de la presse n'a pas basculé d'un modèle (le papier) vers un autre (le digital), il s'est complexifié. Il ne faut donc pas abandonner un modèle pour un autre, il faut savoir composer, être très pragmatique, opportuniste et audacieux, trois qualités que l'on retrouve difficilement dans la presse écrite traditionnelle.

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