Pourquoi Solar Impulse est bien plus qu'un avion à énergie solaire qui vole très très lentement
Vendredi soir, 17h55. Je suis dans le centre de contrôle de Solar Impulse, à Monaco. Le "bocal", comme ils l'appellent, avec ses écrans alignés, fait penser à ces salles où se sont forgées les grandes étapes de la conquête de l'espace. Ici, on n'attend pas les premiers pas sur la lune ou le lancement de la navette spatiale, mais un avion bizarre aux grandes ailes d'oiseau, qui a autant de difficulté à se poser qu'un goéland. Ce soir là pourtant, ou plutôt ce matin, puisque c'est l'aube à Hawaï, l'oiseau se pose avec grâce. Il semble prendre son temps. Le moindre souffle de vent peut l'envoyer à 10 mètres de la piste. Là bas comme ici, il règne un silence de mort. Dans les écouteurs, on attend le signal : "the plane is safe".
Dans la salle, c'est l'explosion. On applaudit, on crie, on s'embrasse.
(vidéo : Benoît Raphaël)
Moi qui suis pourtant étranger au projet, malgré mon polo "Solar Impulse", uniforme imposé pour circuler dans le centre, je me sens submergé par la vague d'émotion. Il me faudra quelques temps pour réaliser que je viens d'assister à quelque chose d'important. C'est un avion solaire qui s'est posé. Le premier de l'histoire. C'est aussi un record mondial, 5 jours dans les airs. Avec un avion uniquement alimenté par l'énergie du soleil.
Mais c'est surtout l'accomplissement de 13 ans de recherche, de combats, de doutes, 13 ans d'exploits technologiques et humains. Ce soir, dans l'initimité de ce bocal, curieusement deserté par les journalistes (à part BFMTV et une radio locale), c'est l'explosion de joie d'une équipe de 130 personnes. Et, derrière elle, celle de toute une communauté de passionnés qui suit l'aventure via Internet.
Parmi eux, le Prince Albert, présent dans la salle, et quelques people qui retweetent l'événement.
Le prince Albert (à droite), loin de la presse people et sans cérémonie. Très impliqué dans le projet (photo : Le Parisien).
Ce soir là, ce n'est pas tant ce que cet exploit nous dit (ou pas) sur l'avenir de l'aviation et des énergies renouvelables qui m'émeut autant. D'ailleurs je n'y connais rien aux avions, et pas grand chose à l'énergie solaire. Et puis c'est vrai que cet avion ne vole pas très vite.
Ce qui m'émeut c'est, je finis par le comprendre, ce que cette aventure raconte des capacités infinies des hommes à croire en leurs rêves, à s'accrocher pour dépasser et briser des murs qui, jusque là, semblaient impossibles à vaincre.
Je regarde mes avant-bras, mes poils sont dressés. Je ne suis pas le seul.
Le Prince Albert vient me serrer la main, comme il l'a fait avec chaque personne ici, en me disant "bravo". Je me sens un peu un usurpateur, là, sur le coup. Et puis je me laisse emporter par l'énergie de ces gens. L'énergie de ce projet.
Et je vais vous le raconter, ce projet, parce que je crois que nous avons tous quelque chose à en apprendre. Les médias, les entrepreneurs, mais aussi tous les indibidus qui, un jour, se sont entendus dire : ce n'est pas possible, tu rêves...
Les pilpotes et ingénieurs, Bertrand PIccard et André Borschberg à leur arrivée à l'aéroport d'Hawaï (photo AFP).
La personne qui vient me raconter cette histoire s'appelle Vincent Colegrave. Il n'a même pas 30 ans et c'est son premier "job". Vincent s'occupe de la partie média de Solar Impulse. Et j'ai envie de discuter avec lui parce que je suis impressionné par le dispositif technologique et social mis en place autour de l'opération.
Vincent est étudiant en école de commerce quand il a découvre le projet. Un projet né en Suisse, mais surtout européen au sens le plus noble du terme. Il fait un stage de 9 mois. Puis il reprend ses études, difficilement ("je voulais rester avec eux!"). Une fois son diplôme en poche, il y a quatre ans, il rejoint l'équipe à la demande d'André Borschberg. C'est son premier métier, sa première "start-up". Il n'a aucune expérience. Et il va pourtant piloter un des dispositifs média les plus audacieux et les plus innovants de ces dernières années.
Plusieurs mois de direct sur YouTube, non-stop, sans censure possible, 5 go-pros posées sur l'avion et dans l'habitacle, une équipe d'une trentaine de personnes à manage. Une sorte de télé-réalité scientifique et historique qui a passionné des millions de gens depuis le départ de l'avion le 9 mars 2015, depuis l'aéroport d'Abu Dhabi, pour un tour du monde digne de Jules Vernes.
"C'était une expérimentation totale en terme de média. On avançait en permanence dans l'inconnu. Aucun benchmark n'était possible, car rien de tel n'avait jamais été réalisé en terme de retransmission sur Internet."
Vincent a reçu l'aide des entreprises partenaires du projet. Comme une liaison satellite permanente "offerte" (qui a elle seule vaut plusieurs millions d'euros), mais aussi le soutien actif des développeurs de Google. Il a fallu un an de développement pour produire, durant le temps du voyage, un live vidéo augmenté de données en temps réel, de conversation en direct avec la communauté, de présence sur les réseaux sociaux en plusieurs langues (même en chinois sur Weibo, le Twitter local). On pouvait suivre l'état en temps réel des batteries et trembler quand celles-ci baissaient trop par manque de soleil. On pouvait voir la trajectoire de l'avion en temps réel, l'altimètre, des données sur l'état des pilotes mais aussi leur ressenti.
"On a essayé d'être très factuel sur le site, de rester concentré sur les données, car ça reste une expérience scientifique. Sur Twitter, par contre, on jouait plutôt l'émotion, parce que c'est aussi une aventure humaine. J'avais les pilotes (Bertrand Piccard et André Borschberg) par liaison radio et je tweetais ce qu'ils racontaient sur leurs propre compte". Leurs joies, leur souffrance parfois, leurs doutes, leur courage. "Parfois quand ils avaient la 3G, ils tweetaient eux-mêmes des photos".
Vincent s'est même permis un peu de poésie en créant le compte Twitter d'un requin imaginaire qui suivait les pilotes pour les manger". L'équipe a également lancé une opération virale qui consiste à faire voyager des avions en papier autour du monde en les faisant voler d'individu à individu.
Joe The Shark, un "délire" de l'équipe média, mais aussi un symbole des doutes et des craintes de pionniers qui luttent au quotidien pour faire vivre leur rêve face à la fatalité.
Parce qu'il fallait transmettre un message.
Solar Impulse, c'est 13 ans de travail et plus de 130M€ d'investissement pour fabriquer un puissant symbole d'espoir, dans sa forme comme dans sa dynamique. Et dont le site média aura été le centre nerveux.
"Le but n'était pas de dire : on va faire un avion qui fonctionne à l'énergie solaire. Le but c'était de dire qu'avec l'esprit pionnier, on peut faire énormément de choses."
Comme ouvrir cette brèche dans cette certitude qu'il était impossible de faire voler un avion avec l'énergie du soleil. Ce n'est pas gagné, mais le pas est franchi, symboliquement.
André Borschberg seul dans le cockpit, quelques minutes avant l'atterrissage (photo : Solar Impulse).
Dans le cockpit, un pilote, l'un des deux leaders du projet. Les deux se relaient. André Borschberg et Bertrand Piccard. L'un est ingénieur, licencié du MIT et pilote, l'autre est psychiatre et aéronaute. Tous deux sont aventuriers dans l'âme. Bertrand était déjà connu pour avoir fait le tour du monde en ballon. Son père était recordman du monde de plongée sous-marine, et son arrière grand-père avait battu le record du monde d'altitude en ballon, en 1931.
Dans le cockpit, les deux aventurieurs souffrent, ils pleurent de joie ou de fatigue, ils luttent, physiquement et moralement, il dorment 20mn par session pendant 5 jours. Ils apprennent au final autant sur eux-mêmes que sur la force du collectif. Ils se savent soutenus par une équipe qui tient leur vie entre ses mains, le temps d'un vol. Entre eux se crée un lien que l'on a du mal à décrire. Qui relève de l'extraordinaire. Du surhumain, au sens nietzschéen du terme. Mais un surhumain qui serait collectif.
C'est une leçon de vie, mais c'est aussi une leçon d'entreprenariat et de projet collectif. Il se dégage de cette équipe une énergie incroyable, "justement parce que l'on ne savait pas où l'on allait. On a avancé étape par étape, sans savoir comment ça allait se passer. On ne pouvait pas s'appuyer sur des choses qui avaient déjà été réalisées avant nous. Et c'est ça qui est exaltant. C'est énorme en terme de sens et d'énergie collective."
Le studio télé installé au coeur du centre de contrôle a retransmis et commenté en live les 5 mois de cet incroyable tour du monde (photo : Benoît Raphaël).
Il n'y a pas vraiment de modèle économique derrière Solar Impulse. C'est d'ailleurs sans doute ce qui lui a valu autant de critiques. Tout ça pour quoi ?
Il est vrai que la beauté de l'aventure scientifique est toute relative et que son appréciation écologique peut sensiblement varier selon les époques (comme le raconte Gérard Mordilat à propos du "Monde du Silence" de Cousteau).
Il est possible qu'il ne se fabriquera pas forcément d'autres avions solaires dans un futur proche. Celui-ci vole très lentement, comme je l'ai écrit, à peine plus de 60km/h, il ne peut pas transporter plus d'un passager et sa dépendance à l'énergie solaire l'oblige à prendre des couloirs bien précis, l'empêchant de voler en automne et en hiver. Pire : comme il est super léger, il est très difficile à poser même par faible vent.
Certes.
Solar Impulse n'est peut-être pas l'avion du futur, mais c'est en tout cas une démonstration de l'esprit avec lequel nous devrions aborder le futur.
Il n'y a pas de modèle économique, mais il y a une dynamique. Et cette dynamique nous dit qu'il est toujours possible de trouver une voie.
Ce n'est peut-être pas demain que l'on remplacera le pétrole ou le nucléaire par les énergies renouvelables, mais ce sera sans doute après-demain si l'on se donne la peine d'essayer. Si l'on n'abandonne pas. Parce que rien n'est impossible, sauf pour ceux qui ont d'autres intérêts à défendre que l'avenir de la planète.
Et on ne peut pas s'empêcher de se dire que c'est peut-être de ça dont le monde a besoin. C'est peut-être cette dynamique que le monde de l'entreprise devrait cultiver, tout comme le monde politique. Du rêve, de l'audace, et de l'ingéniosité collective.
Un projet qui a du sens, dans ce qu'il fait mais aussi dans la manière dont il le fait, des leaders aux qualités humaines incontestables, un objectif dont tout le monde dit qu'il est impossible à atteindre mais que l'on poursuit parce que l'on a la foi, une démarche collaborative de co-création qui profite à tout le monde et un média au coeur du projet pour échanger avec les autres, donner du sens et impliquer.
Nous avons tous quelque chose à apprendre de Solar Impulse.
Quand les politiques nous parlent de guerre de civilisation, quand ils tentent de nous mobiliser contre Daech et sa barbarie destructrice, on se dit que la faiblesse de nos civilisations actuelles réside peut-être dans leur difficulté aujourd'hui à porter du sens, à nous donner de l'espace pour rêver à un monde meilleur. Et on se dit qu'on aurait bien besoin de plus de fous comme Bertrand Piccard, André Borschberg et leurs équipes, pour nous donner le courage d'aller plus loin.
La suite ? Il y aura d'aures vols. Mais il y aura surtout un message, que les fondateurs de Solar Impulse, soutenus par de nombreuses personnalités, porteront jusqu'à la conférence internationale des chefs d'Etat pour le climat en décembre 2015, à travers l'opération #futureisclean. Le message ? Si vous le voulez, vous pouvez. C'est déjà un bon début.
Disclaimer : J'ai été invité à assister à l'arrivée de Solar Impulse depuis le Monaco Control Center, à l'invitation de MoëtHennessy, un des partenaires majeurs du projet, que je tiens à remercier ici pour leur gentillesse et leur enthousiasme sincère... et pour les coupes de champagne partagées avec l'équipe incroyable de Solar Impulse. Et plus particulièrement Damien Granet, le nouveau community manager de Moët Hennessy, qui rêve de devenir un jour pilote, et qui avait des étoiles dans les yeux quand il parlait de ce projet hors-normes. C'est par les passions que l'on change les entreprises de l'intérieur.