Pour changer le monde, changeons les médias
Connaissez vous Hans Rosling ? Moi non. En vous faisant cet aveu je prends le risque de passer pour un imbécile. Plus de 9 millions de personnes ont vu la vidéo de son intervention lors de la conférence TED en 2006. Je ne sais pas combien de journalistes parmi eux. Peut-être beaucoup. Peut-être peu. En tout cas, ça n'a pas changé grand chose au monde des médias. Puisque ces derniers continuent de nous raconter que le monde va de mal en pis. Ils ne sont pas les seuls. Les philosophes s'y mettent aussi. Tout comme les politiques. Ces derniers devraient pourtant être les plus informés d'entre nous puisqu'ils dirigent la planète. Mais non.
Ou alors ils ne connaissent pas Hans Rosling.
Hier, je suis tombé par hasard sur une interview de ce statisticien suédois à la télévision... danoise. Publiée le 2 septembre, en danois donc, la vidéo est rapidement devenue virale sur Facebook, frôlant le million de vues. La vidéo a ensuite été sous-titrée et commence elle aussi à tourner un peu partout sur les Internet.
Avant de continuer, notez que ce Hans Rosling est un personnage très sérieux. Il a l'air rigolo au premier regard avec grosses lunettes et cette étrange manière de marteler des choses qui vont à l'encontre de tout ce qu'on dit dans les médias. Mais Hans Rosling est un médecin et un statisticien. Son métier, c'est de manipuler les données brutes. Il a même créé un site, Gapminder, qui compile toutes ces datas pour les rendre intelligibles au plus grand nombre. Le site a d'ailleurs été racheté par Google. Hans Rosling est aussi professeur au Karolina Institute en Suède, une faculté de médecine plutôt très sérieuse : c'est elle qui a reçu pour mission, par Alfred Nobel lui-même, de délivrer chaque année le prix Nobel de médecine.
Ceci posé, revenons à notre émission de télé. Hans Rosling débat avec un journaliste de la situation des réfugiés syriens, et donc des flux migratoires massifs qui font peur à tout le monde. Et donc de la guerre, de Daesh, de cette apocalypse qui nous guette, qui jette les pays sous développés dans l'horreur et la famine tandis que les hipsters se mettent au yoga en surfant sur des sites d'info positive pour oublier tout ça.
Comment va-t-on s'en sortir ? C'est simple, répond Hans Rosling : il ne faut plus croire les médias. Les journalistes ne connaissent pas la réalité. Les chiffres sont têtus.
"Si vous pensez que la majorité de la population est très pauvre, si vous pensez que leurs enfants ne vont pas à l'école, et si vous pensez que tous ces gens vont fuir pour aller vers des pays plus riches, alors vous vous n'avez rien compris."
Et il lance quelques chiffres. Par exemple le fait que s'il y a des pays très riches et des pays très pauvres, la grande majorité se situe au milieu, n'a que de enfants par famille, et ces enfants sont vaccinés et vont à l'école. "Vous pensez que la population augmente ? Mais le nombre de naissances a cessé de grandir. Parce que la plupart des gens utilisent des moyens contraceptifs aujourd'hui. Quand j'ai posé la question aux journalistes danois aujourd'hui, personne ne le savait."
Le journaliste le regarde, un peu hébété. Puis il insiste : "Oui, mais si nous regardons la situation du point-de-vue des médias : les journaux relatent la situation actuelle. Et la situation actuelle c'est qu'il y a des guerres, des conflits, le chaos."
Hans Rosling l'interromp : "Non non non non, c'est faux. Vous vous trompez complètement." Et là, il ressort des chiffres. Têtus, toujours. Il enchaîne, théâtral : "Si vous regardez le dessous de ma chaussure, vous constaterez en effet qu'elle est moche. Mais si vous regardez mon visage, vous verrez autre chose. Vous ne montrez qu'une partie de la réalité."
Là, on commence à se dire qu'il y a quelque chose qui ne va pas. Et que ce quelque chose, ce n'est peut-être le monde qui ne tournerait pas rond, mais la façon dont les médias racontent l'information qui ne va plus.
Alors je suis allé faire un tour sur le site de Hans Rosling. Et puis je me suis mis à creuser dans les données auxquelles il fait référence. Il y a aussi un film, "Don't Panic", qui raconte, avec un indéniable talent de mise-en-scène, cette autre partie de la réalité qui se cache sous les tonnes d'infos alarmistes et déprimantes qui nous tombent dessus chaque jour.
Il ne s'agit pas tant de voir le verre à moitié plein, comme essaient de nous en convaincre les adeptes de l'info positive ou du "journalisme d'impact". C'est à dire de se concentrer uniquement sur les bonnes nouvelles ou sur les solutions, comme s'il fallait se convaincre que ce n'est qu'en regardant le bon côté des choses que l'on pourra avancer. C'est louable, bien sûr,et c'est déjà une belle évolution des médias que d'essayer d'aller chercher des solutions au lieu de se contenter d'étaler les mauvaises nouvelles.
Sauf qu'avant de regarder le verre à moitié vide, il faudrait peut-être s'assurer que l'autre moitié est bien vide. Or, ce n'est pas ce que les chiffres rapportés par Hans Rosling nous disent. Il n'est pas aussi vide que ça. Et s'il n'est pas aussi vide alors que nous croyons qu'il est vide, c'est qu'il y a un problème dans la façon dont nous sommes informés.
C'est que nous devons nous interroger sur la manière que nous avons, nous médias, de traiter l'information.
C'est que nous devons aussi nous interroger sur notre rôle. Obsédés par la crise qui les affecte, les médias en perdent parfois le sens premier de leur rôle dans la société. C'est pourtant peut-être là que se cache leur salut.
Sommes-nous là pour faire peur ? Sommes-,nous là pour faire rire ou pleurer ? Sommes-nous là pour seulement dénoncer ? Ou sommes-nous là pour rendre les gens plus intelligents, plus conscients de la réalité, afin de leur permettre de prendre les bonnes décisions ? Autrement dit d'agir concrètement et de construire durablement, au lieu de simplement paniquer ?
Vous allez me dire, oui, c'est ce qu'on fait. Visiblement non.
Et vous allez ajouter : oui mais personne n'a envie de parler des trains qui arrivent à l'heure. C'est chiant. Hans Rosling nous prouve que non. Les chiffres qu'il dévoile, et la manière dont il le fait, sont passionnants. Il y a des tas d'autres histoires à raconter. Il y a des tas de données accessibles qui ne demandent qu'à être trouvées et mises en perspectives.
On peut faire de l'audience et du clic avec tout ça. On peut faire de l'info populaire et vraie. C'est à dire une info qui ne montre pas que l'écume des choses. Parce que ce qui se cache en eaux profondes est suffisamment surprenant pour qu'un média qui se lancerait dans cette aventure rencontre un énorme succès. Il ne faut pas passer d'un sensationnalisme terrifiant à un optimisme béat, il faut simplement aller chercher l'information autrement. La révolution numérique a au moins cet avantage : il y a de plus en plus de données accessibles, et donc de plus en plus de chemins vers la vérité. Aux journalistes de faire leur travail. Certes, on a coutume de dire aujourd'hui : "tous journalistes", mais ce serait quand même dommage de laisser tout ce beau chantier d'information aux seuls statisticiens.