5 pistes pour financer la presse (2/5) : comment baisser les coûts de production sans baisser la qualité ?
J'entends souvent dire à propos d'Internet et de la presse : le web est pas encore au niveau des revenus du papier, ou de la télévision. Ces grandes dames restent donc les médias phares et, parce qu'elles continuent de capter d'énormes revenus, alors qu'elles dévorent pareillement beaucoup d'argent, en gagnent de moins en moins et cristalisent encore les modèles d'organisation.
Que l'on ne se trompe pas : ce ne sont pas les supports papier qui sont voués à disparaitre, mais bien leurs modèle industriels. Et donc d'organisation. Cela vaut pour le papier comme pour la télévision, même si cette dernière est encore très loin d'en prendre conscience.
La question du modèle économique de la presse dans l'univers digital, ce n'est pas qu'une question de revenus, c'est d'abord une question de marge et donc de coûts.
Quand je parle de réduire les coûts de production dans la presse, je me fais régulièrement taper dessus par mes anciens confrères (les journalistes) qui répondent tout de suite : baisse des coûts, baisse de la qualité. Effectivement, à modèle égal, baisse des moyens humains signifie baisse de qualité. A modèle différent non. Et il n'y a évidemment pas qu'un seul modèle. Ce n'est pas Internet qui tue la qualité, c'est la rigidité de la presse à son égard.
Il y a d'ailleurs beaucoup d'hypocrisie dans ce discours. A en écouter certains, on a parfois l'impression qu'avant Internet, tous les journalistes faisaient de l'investigation ou apportaient de la valeur ajoutée. Si mes souvenirs sont bons, le modèle de production éditorial des grands médias a toujours reposé, pour une bonne partie des journalistes, sur le batonnage de dépèches AFP (on prend la dépêche et on édite avec un ou deux coups de fils) et les communiqués de presse. Mais aussi un suivisme chronique : le fameux emballement médiatique, qui n'est pas né avec Internet. Tout comme la rumeur, d'ailleurs...
1. Se concentrer sur la valeur ajoutée
Contrairement à ce que chantent les sirènes de l'apocalypse journalistique, Internet ne favorise pas la médiocrité journalistique. "Content is king" a-t-on coutume de dire en ces temps digitaux. Les moteurs de recherche comme les réseaux sociaux, même s'ils ont aussi tendance à favoriser l'insolite et le superflu, sont de fabuleux moteurs à pousser en avant les contenus de qualité. Définir une stratégie éditoriale aujourd'hui, c'est d'abord chercher sa valeur ajoutée et sa différence. Est-ce que la recherche de la qualité peut coûter moins cher ? Oui. Pour deux raisons :
L'important, je l'ai dit, ce ne sont pas les revenus, ni les coûts, mais la marge. Il faut donc jouer sur les revenus ET sur les coûts.
Plus de qualité et d'identité, c'est plus de revenus. Notamment publicitaires.
La qualité, ça s'organise. Il faut d'abord se débarrasser des tâches ouvrières de l'information, c'est à dire le traitement de la dépêche.
Mais aussi savoir travailler en réseau, c'est à dire accepter de faire participer des non-journalistes à certains anciennes fonctions privilèges de la profession (l'analyse, le commentaire, l'angle, le témoignage), pour se concenter sur sa valeur ajoutée, seulement sa valeur ajoutée.
Il faut donc réduire les coûts sur tout ce qui n'apporte pas de valeur ajoutée journalistique.
Il n'y a pas de modèle unique, chaque média est différent, mais pour faire vite, je vais vous synthétiser en quelques lignes ce modèle idéal d'organisation :
1. Une petite rédaction agile de "curateurs" : sur la base de formats courts, ils filtrent toutes les informations, de l'AFP au tweet en passant par les articles intéressants des autres blogs et médias. Ils travaillent vite, sont capable d'illustrer, de compiler, mais surtout de donner du sens. Ce ne sont pas de forçats, mais de bons chercheurs d'infos capables d'analyse et de mise en scène. Ça peut être une rédaction interne, mais aussi participative. Pas la peine qu'elle soit 100% journalistique. Un bon dosage entre curateurs experts (bénévoles ou payés) et journalistes. L'important est qu'ils soient experts dans leur domaine et apportent une couche d'angle et de ton sur les sujets.
2. Une rédaction de terrain : interne ou partiellement externalisée, elle sort des infos. Et part sur le terrain "réel" comme sur le terrain du web ou de la data.
3. Une exo-rédaction de spécialistes, d'experts, chroniqueurs : la plus riche possible, encadrée par la rédaction qui est aussi capable d'aller chercher des gens qui n'ont pas l'habitude de s'exprimer. C'est cette exo-rédaction participative que j'ai expérimenté au nouvel Observateur avec le Plus. Gros succès d'audience avec plus d'1,9M de visiteurs uniques Nielsen un an après son lancement.
4. Une rédaction-coeur de "producteurs", au sens de producteurs TV : ce sont des rédacteurs en chef qui vont chercher les meilleurs producteurs d'info : experts, journalistes, chroniqueurs, ils animent cette exo-rédaction pour créer le meilleur contenu à haute valeur ajoutée.
5. Des pôles d'éditeurs adaptés à chaque format : web, mobile et/ou tablette, papier, e-books, vidéo etc. Ils interviennent en fin de chaîne pour éditer, enrichir la production des 3 premiers pôles pour l'adapter aux utilisateurs des différentes plateformes.
J'ai évoqué ce modèle à plusieurs reprises, depuis 2010 déjà, et récemment en citant le modèle du Soir.be. Vous pouvez les retrouver ci-dessous :
Comment transformer une rédaction papier + web en une rédaction digitale de terrain produisant pour le web et pour plusieurs supports web et papier tout en réinventant une offre payante quotidienne
http://www.benoitraphael.com/la-google-newsroom-du-journal-le-soir-mode-d-emploi
demain tous journalistes ?: Révolutionner la presse: la "Google Newsroom"
Les périodes un peu agitées sont des périodes très actives où l'on multiplie les idées. J'ai eu l'occasion de réfléchir, à mes heures perdues, à un concept de rédaction recomposée autou...
http://benoit-raphael.blogspot.fr/2010/01/revolutionner-la-presse-la-google.html
2. Fusionner les rédactions, pas les éditeurs.
On le voit dans le modèle précédemment décrit : il ne sert à rien d'avoir deux rédactions. Une pour le papier, une pour le web. La production d'informations doit être unifiée. La rédaction de terrain est autant web que papier : elle sort des infos, et doit être agile sur le web comme dans la rue ou au téléphone. Aller sur le terrain du web permet parfois d'avoir plus d'infos, plus vite, voire d'autres infos (travailler la data par exemple).
Après, il faut savoir éditer pour plusieurs plateformes. En fin de chaîne, mais aussi en amont : il faut donc aussi faire un gros travail de programmation, parce que le support papier ou tablette demande un peu plus d'anticipation (il y a un chemin de fer à remplir). On peut savoir de quoi on va parler, avoir une idée des formats nécessaires pour le papier. Puis organiser la production de façon à ce que les contenus produits puissent être publiés à différents degrés et formats, à différents rythmes, tout au long de la journée ou de la semaine, du très chaud à la synthèse, en passant par le rebond et la prospective. Le papier ou publication tablette arrivant en fin de course. Là aussi, il y a beaucoup de temps et d'énergie à économiser.
3. S'adapter aux rythmes de publication et aux habitudes de lecture.
Sur le web, où l'on est en temps réel, il faut travailler plus tôt : commencer deux heures plus tôt peut permettre d'augmenter mécaniquement le trafic d'un site (jusqu'à 50%) sans augmenter la production.
Sur le papier, ou les publications digitales, qui sont des modèles plus fermés, mais qui ont aussi leur utilité (hiérarchisation, arrêter le flux pour prendre le temps de l'analyse) on est plus dans la synthèse ou la prospective. Inutile de perdre du temps avec l'info chaude, qui arrive de toute façon en retard.
Pourquoi les médias ont-ils du mal à mettre en place ce type d'organisation ?
Il y a deux types de blocage :
1. Le premier n'est pas agréable à dire. Mais il reflète la réalité. L'écosystème d'Internet valorise la valeur ajoutée et la capacité d'analyse. Il met à nu des journalistes, certes bons artisans, mais plus habitués à un traitement factuel de l'information. Dans les rédactions traditionnelles, il y a plus de fabricants de tables Ikéa que de vrais designers de meubles. Or c'est de ces derniers dont le monde digital a besoin : de l'analyse, de l'angle, du ton, de la mise en scène, du scoop.
2. Le second blocage vient de la complexité de programmation liée modèle dit de "reverse publishing", c'est à dire celui d'un renversement du mode de production : le papier venant à la fin de la chaine, pas au début. Cela demande une réorganisation forte, des process nouveaux et une grande discipline. Très difficile à mettre en place dans des rédactions réfractaires au changement et affolées par le premier point...
A suivre !
Lire le premier épisode de la série sur la Social Newsroom :
5 pistes pour financer la presse (3/5) : vive la pub intelligente !
L'ambiance n'est pas à la fête chez les médias en ligne. Pour moi qui passe les voir plusieurs fois par semaine, je sens la déprime. Terrible constat : le web, sans doute l'aventure économique...
http://www.benoitraphael.com/5-pistes-pour-financer-la-presse-3/5-vive-la-pub-intelligente