La "Google Newsroom" du journal "Le Soir", mode d'emploi
Comment transformer une rédaction papier + web en une rédaction digitale de terrain produisant pour le web et pour plusieurs supports web et papier tout en réinventant une offre payante quotidienne ? J'ai évoqué hier l'expérimentation exemplaire du quotidien belge "Le Soir" qui vient de mettre en place une nouvelle organisation et une édition payante tablettes à 17h. J'avais envie d'en savoir plus, de comprendre quelle était l'organisation et les process derrière tout ça et les problèmes qui avaient été rencontrés.
Philippe Laloux, le patron du digital a eu la gentillesse de me rappeler hier dans l'après-midi après la publication de mon premier post. Il m'a raconté cette belle expérience sans langue de bois. J'ai trouvé son approche particulièrement intelligente et surtout pragmatique. Sans idéologie du type : "l'info ça coûte cher donc il faut faire payer". Mais avec une vraie volonté de comprendre les nouvelles règles de la consommation de l'info.
Il m'a d'ailleurs dit en passant s'etre inspiré entre autres du modèle de la "Google Newsroom" que j'avais développé sur mon ancien blog il y a quelques années (et qui m'avait valu d'etre invité à donner une conférence au siège de Google France).
Vous pouvez retrouver cet article ci-dessous. Il date de janvier 2010 (trois ans !) :
demain tous journalistes ?: Révolutionner la presse: la "Google Newsroom"
Les périodes un peu agitées sont des périodes très actives où l'on multiplie les idées. J'ai eu l'occasion de réfléchir, à mes heures perdues, à un concept de rédaction recomposée autou...
http://benoit-raphael.blogspot.fr/2010/01/revolutionner-la-presse-la-google.html
Le Soir a appliqué un certain nombre de ces principes avec succès, à sa manière. Comment ? Je vais vous expliquer.
Evidemment, aucun rapport avec le conflit des éditeurs belges avec Google. "Google Newsroom" voulait dire : une rédaction qui tient compte de ce nouvel écosystème digital (dont Google est un des symboles) et agit en conséquence en revoyant son modèle industriel.
Qu'a fait Le Soir ?
Ils oht fait deux constats :
1. Les ventes du papier d'effondrent. La pub sur le papier aussi.
2. Le marché publicitaire sur le web est arrivé à saturation en Belgique. Plus de croissance possible de ce côté.
Comment faire ?
"Nous savions que nous aurions du mal à faire payer ce qui était gratuit sur le web. Nous nous sommes donc dits que nous devrions plutôt essayer d'enrichir le payant."
Par chance, au Soir, on n'a jamais donné gratuitement ce qui était payant. Sauf quelques articles."
Le soir a donc commencé par proposer une offre d'abonnement en ligne classique (équivalente à ce que fait Libération), en offrant à ses abonnés une tablette.
"Au mois d'octobre on a introduit une édition abonnés avec des articles payants dans le flux et c'est passé comme une lettre à la poste. Mais ça a doublé les abonnement numériques en 2 mois."
Ce type d'offre plafonne généralement assez vite une fois le réservoir de lecteurs fidèles vidé. Ce ne sera pas assez pour assurer la transition. Le Soir a donc imaginé d'inventer une nouvelle offre quotidienne numérique : un format réinventé pour une édition du soir, à 17h. Presque un retour en arrière, puisque historiquement, le journal était diffusé le soir avant de devenir un quotidien du matin. Sauf que le support n'est plus le même.
Il fallait aligner dans cette nouvelle édition les avantages "perçus" du papier : plus d'analyse (il y a aussi de l'analyse sur le web mais le papier est perçu comme cela), la hiérarchisation mais aussi l'arrêt du flux. Le 17h est une unique édition. Il n'est pas réactualisé
Un format qui arrête le flux pour prendre le temps de l'analyse et de la perspective.
Pas simple à installer :
Les lecteurs belges n'ont plus l'habitude d'un journal du soir.
Le défi est donc surtout marketing. Il faut arriver à proposer une offre très claire. Pour que les gens ne comprennent, il nous fallait simplifier le message : Le Soir a donc désormais trois éditions. Une édition en continu qui a du gratuit et parfois du payant. Une édition du soir qui synthétise et analyse. Et un quotidien du matin qui est dans l'offre et dans la prospective. Avec ce message : ce n'est pas parce que c'est gratuit que c'est de mauvaise qualité !
Mais comment faire la différence entre ce qui doit être gratuit et ce qui doit être payant ?
Ce n'est pas facile ! Mais on part du principe que c'est toujours de la valeur ajoutée et que ce n'est pas parce que c'est signé par un journaliste que c'est payant.
On essaie de déplacer la réflexion en jouant sur la durée de vie de l'information : quand on a une info qui dit ce qui se passe maintenant : la durée de vie extrêmement courte, mais on veut donner une patte éditoriale à cette info. On s'approprie l'info, on l'enrichit. Une simple mise en perspective pour restituer l'info, ça peut tenir en un paragraphe.
Par contre une info qui peut tenir plus de 2 ou trois jours après l'événement on se dit c'est payant.
Le gratuit : le temps réel avec une valeur ajoutée (enrichissement, contextualisation, mise en perspective + les blogs
Le 17h : la synthèse de la journée avec une valeur ajoutée d'analyse
Le quotidien du matin : une offre d'info plus durable, avec de la prospective
On n'y est pas encore, mais on avance.
Le journal papier payant aujourd'hui il est encore trop "web", c'est à dire trop factuel
L'organisation, elle, est en "reverse publishing". A peu près sur le modèle de la Google Newsroom.
Une rédaction de journalistes de terrain (70% de la rédaction) qui sort des infos. D'abord pour le web si besoin, puis pour l'édition du soir et ou du lendemain.
Cette info est ensuite retravaillée, enrichie par trois desks : le desk numérique (8 personnes), le desk du 17h (3 personnes) et le desk papier (12 personnes).
Les chefs de service ont été remplacés par des" chefs de matière" :
Ces "chefs de matière" ne sont pas propriétaires d'un espace dans le journal mais d'une info, et pour les différents supports.
Après il y a les desks de mise en forme par support. Ce sont des secrétaires de rédaction "plus plu" : ils connaissent les langages de leurs supports respectifs et sont capables de s'emparer des contenus, parfois de les enrichir avec d'autres infos ou d'autres médias.
C'est plus facile pour le desk web qui était déjà habitué à l'édition et à l'enrichissement. C'est d'ailleurs le desk qui fait la "curation" en temps (sélection, édition et enrichissement) de tout ce qui se dit sur le web et sur les dépêches.
Mais pour un secrétaire de rédaction papier traditionnel, c'est plus difficile parce qu'on leur demande de devenir des architectes de l'info, plus seulement de mettre en page. Il faut hiérarchisation mais aussi enrichir. Là, notre souci, c'est de trouver les bonnes compétences.
Concrètement, la conférence de rédaction le matin permet de décider de ce qu'on va traiter (et comment) sur le web, le 17h et le papier. Parfois il y a des sujets qui ne sont traités que sur un support.
Quand le journaliste de terrain sort une info, il envoie si besoin un premier contenu pour le web (factuel avec valeur ajoutée), et/ou pour le 17h (synthétique avec mise en perspective) ou enconre le papier (prospective). Le texte est envoyé en format texte dans un back-office "blanc" qui n'est pas destiné à la publication mais repris par le web, le 17h et ou le papier.
Le Soir utilise un nouveau logiciel de rédaction, NewsGate, développé par la société qui avait déjà mis en place le système d'édition du New York Time. Un outil agnostique qui permet l'édition pour plusieurs plateformes différentes : web, quotidien numérique, quotidien papier.
Le desk papier peut reprendre un contenu du 17h et l'enrichir à sa façon (avec une infographie, un encadré etc). Idem pour le desk 17h avec le gratuit, etc.
On est dans le packaging pour des moments, des ryhtmes et des besoins de lecture différents. Avec une logique de reverse publishing : on n'écrit pas dans une page. On sort des infos et on les traite et on les package différement en fonction supports.En fin de course.
Comment s'est passée cette révolution des process ?
Il y a encore beaucoup de travail. Mais on y est allé tout doucement. On y est allé tout doucement.
Mais le lancement de l'édition numérique a facilité les choses. Il n'a pas fallu trois jours pour que les journalistes (traditionnellement papier) proposent un sujet pour l'édition du soir. Et le système Newsgate a vraiment facilité les choses.
Enfin, on a mis des gens volontaires en chefs de matière. Le management est clé dans ce genre de révolution.
Les trois clés :
- Y aller doucement
- Un outil technique facile d'utilisation qui impose le reverse publishing
- Un management volontaire qui comprend et croit au projet : c'est l'élément clé. Tous les échecs de mise en place de réorganisation de rédaction que j'ai pu observer étaient dûs à un problème de management.
Après un mois, l'édition de 17h génère 5000 visiteurs payants par jour parmi lesquels beaucoup d'abonnés papier. C'est encore peu, mais c'est un début.
Tout reste à prouver.
Mais même si le 17h devait être un échec, notre réussite aura été de mettre la rédaction dans le bon sens.
C'est l'essentiel. Si le 17h ne marche pas. Le Soir essaiera autre chose. C'est la règle.
En tout cas, les clés du succès sont là : du pragmatisme, de l'envie d'innover, le courage d'investir.
On n'essaie pas de vendre du contenu. On ne dit pas que le payant est de meilleure qualité. Ce serait faux. Ce sont des temps de lecture différents. On ne vend pas des contenus mais un service avec des modes de lectures différents.
Et peut-être que ce service prouvera sa valeur économique.
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