Un an sans Internet: peut-on encore vivre déconnecté ?
"I'm still here : back online after a year without the Internet" : C'est un long article, rare sur Interner, partagé plus de 30.000 fois sur les réseaux sociaux, c'est l'histoire de Paul Miller, qui vient de sortir d'une année complète coupé de toute connection à Internet.
Paul Miller est journaliste pour le site en ligne américain "The Verge". Le 1er mai 2012 il a pris la décision de quitter Internet pour un an et de raconter son expérience en envoyant ses articles par la poste. Une décision plus personnelle que journalistique. Miller avait le sentiment qu'Internet l'empêchait de vivre pleinement, de prendre le temps de lire des livres, de rencontrer les gens dans la vraie vie plutôt qu'à travers l'écran d'une page Facebook ou Twitter, de ralentir le rythme, d'être plus concentré sur les choses importantes. Autant d'arguments que l'on a l'habitude d'entendre ça et là : oui bon Internet, c'est le progrès, mais est-ce ça ne nous coupe pas un peu de la réalité, est-ce que les amis Facebook sont de vrais amis ? Est-ce que, finalement, la vie connectée, l'accélération des échanges, ne nous éloigne pas des choses essentielles.
Paul Miller est donc allé jusqu'au bout de sa démarche. Pendant un an il n'a utilisé que son téléphone, sa boîte aux lettres, et ses jambes pour aller à la rencontre de ses amis.
Résultat ? Un premier mois euphorique. Le sentiment de prendre enfin le temps d'écouter les autres et de s'écouter lui même, de lire dans les parcs, d'écrire son roman et ses articles, de "sentir le parfum des fleurs" comme il l'exprime dans ce long et passionnant témoignage qu'il livre à ses lecteurs, après un an d'expérimentation.
Mais après cette courte période très stimulante d'exploration d'une autre vie et d'un autre lui-même, Paul Miller commence à fatiguer. Ecrire aux autres, rester en contact, s'informer, découvrir de nouvelles choses, devient toujours plus difficile. Il finit par passer ses journées chez lui, sur son canapé, de plus en plus isolé.
C'est le conte d'un digital native coupé de son milieu naturel, qui pensait que l'herbe était plus verte ailleurs, et qui a réalisé que l'origine de son mal-être n'était pas à chercher dans le monde dans lequel il vivait, mais en lui-même.
Paul Miller aura au moins appris ça.
Il a vécu du positif (le retour à la lenteur) et du négatif (le sentiment de pouvoir faire moins de choses, voir moins de gens, de manquer des opportunités), il a dragué sans Facebook, il n'a plus parlé par Skype à sa nièce, qui vit dans un Etat éloigné, s'est déplacé dans New York avec une carte en papier, a cherché des solutions pour regarder du porno sans aller sur le web, a pressenti la fin de l'ordinateur physique avec la connection permanente au cloud, s'est rendu compte avec plus d'acidité que d'autres que l'on donnait de moins en moins son téléphone et son adresse mais de plus en plus son email... mais il a surtout beaucoup appris sur lui-même.
Mon idée était de quitter Internet et ainsi trouver le "vrai" Paul et entrer en contact avec le "vrai" monde. Mais le vrai Paul et le vrai monde sont aujourd'hui inextricablement liés avec l'Internet. Je ne veux pas dire que ma vie était différente sans Internet, mais que ce n'était juste pas la vraie vie.
La vraie vie, c'est ce que l'on vit, avec ou sans Internet. Il se trouve que nous vivons dans un monde connecté et qu'il est désormais difficile de séparer les deux. La vie commence dans le réel et se poursuit en ligne, puis revient au réel. L'un va de moins en moins sans l'autre. Ce monde augmenté interagit de plus en plus avec les masses d'informations qu'il génère et qui le structurent.
Il y a sans doute des mauvaises utilisations d'Internet, il y a certainement un besoin de ralentir le flux, de revenir à soi, de toucher la terre ferme et les autres, comme par contraste, d'opérer ce va et vient en réel et monde connecté pour comprendre la vraie valeur des choses. Mais cette dernière ne se trouve ni dans la "vraie" vie ni sur le web. Elle émerge entre ces deux mondes comme un courant d'informations qui irrigue notre époque.
Internet a déjà commencé changer notre biologie, la façon dont nous pensons et communiquons, la manière dont nous nous développons.
Je ne suis pas certain que l'on puisse revenir en arrière à moins de vouloir se couper de tout, comme on entrait jadis dans un monastère.
Parce que le mouvement s'accélère, qu'il génère des mécanismes de réactions en chaîne incontrôlables, positifs autant que négatifs, il peut faire peur. Même si le négatif généré par Internet est autant dû à la résistance de nos modèles socio-économiques et de pensée, qu'à sa nature profonde.
Mais c'est le monde dans lequel nous vivons. Il offre de formidables opportunités d'évolution pour l'humanité comme pour l'individu : être plus informé (à condition de savoir chercher), être mieux connecté (à condition d'aller vers les autres), travailler ensemble et partager, être plus facilement reconnu dans un monde qui, pendant des années d'obscurantisme, n'a laissé de la place qu'aux élites et aux castes.
Internet créée de l'instabilité, du mouvement et de la vitesse, sans doute pour le meilleur. A condition, encore une fois, de bien se connaître : ses atouts, ses failles et ses limites. Et de bien connaître ce nouveau monde dans lequel nous entrons inexorablement.
Et c'est justement ce qu'a fait Paul Miller : son aller-retour dans le no-man's land déconnecté lui a permis de prendre le recul nécessaire pour mieux appréhender la vie.