Benoît Raphaël

Faire de Nice-Matin un laboratoire du média digital

19 Mai 2015 , Rédigé par Benoît Raphaël Publié dans #Nice-Matin, #presse locale, #presse écrite, #crowdfunding, #économie solidaire, #médias, #Média participatif

Quand les fondateurs de la Scic Nice-Matin et leur nouveau patron, Robert Namias, m'ont demandé de définir et de conduire la stratégie digitale du groupe, j'ai un peu hésité. Il me fallait dégager du temps, un peu d'abord, et certainement beaucoup après. J'avais ce mauvais cliché dans la tête que Nice était une ville de vieux. Et puis surtout, après être passé par le monde un peu fou des start-ups, je n'étais pas complètement convaincu de la capacité d'une grosse PME de 800 personnes à se réinventer. Trop lourd. Pas assez de capacité d'investissement malgré un chiffre d'affaires de 80M€, mais plombé par des pertes lourdes de près de 12M€ du temps des anciens propriétaires. Et puis, après le départ de la quasi totalité des des collaborateurs du pôle numérique, il ne restait presque plus aucune compétence digitale en interne, .

Bref, c'était plutôt mal parti.

Mais il y avait quelque chose qui m'interpellait. Quelque chose, dans l'histoire de ce quotidien régional, qui me disait qu'on était peut-être à un tournant. Qu'il y avait une chance, sans doute son unique chance, de changer vraiment la donne.

Nice-Matin en 2015, c'est l'histoire d'un média qui a failli s'effondrer, mais dont les salariés se sont dit un jour : et si on se prenait en mains ? Dans le monde du digital, on appelle ça l'empowerment. C'est un peu l'agence tout-risques participative. Quand les institutions, quand les grands groupes ne peuvent plus rien, quand la crise vide tous les leviers d'un pays de son énergie, les gens s'organisent entre eux pour changer leur destin. C'est déjà le cas en Inde ou en Afrique. Et c'est de plus en plus le cas en Europe.

L'histoire a commencé par un petit groupe de salariés rebelles, un petit groupe de personnalités rares, dont le premier adjectif qui vient à l'esprit quand on essaie de les définir est : gentillesse et honnêté. Même s'ils se charrient toute la journée. Même si le combat, la "résistance" comme il disent, a été rude. Une résistance qui a démarré autour de quelques bières et d'une pizza, comme une provocation.

Très vite, l'idée émerge de proposer un modèle coopératif à travers un projet de Scic (Société coopérative d'intérêt communautaire). Et de soumettre l'idée aux lecteurs et les citoyens. Et là, il y a comme un second déclic, qui fait passer les salariés de l'utopie bravache au financement participatif. L'opération, menée via le site de crowdfunding Ulule, permet de récolter plus de 400K€. Pas grand chose comparé aux 12M€ de pertes annuelles. Mais qui agissent comme un levier. En moyenne, ce sont 4000 personnes qui ont accepté de donner en moyenne 100€ chacun pour sauver leur journal. Pour soutenir ce projet que personne ne prenait au sérieux. 4000 lecteurs qui deviendront actionnaires d'un rêve.

Même si 4000 personnes ce n'était pas grand chose comparé aux 2 millions d'habitants des deux départements couverts par le journal, c'était déjà un début. Presque un signe. Presque un défi lancé aux hommes de bonne volonté. Chiche ?

 

(Photo : AFP)

(Photo : AFP)

Il y a quelque chose d'extrêmement moderne dans l'histoire de la reprise de Nice-Matin par les salariés et les lecteurs. Il y avait une chance historique de faire un pied de nez à ces quelques patrons de médias qui, du haut de leur expérience et de leurs cercles parisiens, ont troqué l'audace contre la posture. Et qui continuent de creuser la tombe des médias. Une tombe qui n'est jamais vraiment une tombe d'ailleurs, parce qu'on parvient toujours à trouver des financements. Parce qu'il y a de l'irrationnel dans cette économie des médias. Et des enjeux de pouvoir qui font tout sauf rendre service aux principaux intéressés : les lecteurs, et les salariés.

Alors je me suis dit : et si je prenais le risque avec eux ? Et si on tentait de faire quelque chose de cet élan ? Bien sûr, il n'y a pas beaucoup d'argent. L'obsession de Robert Namias, appelé par les salariés à prendre les rennes du journal, est de tenir fermement les cordons de la bourse. Pour ne pas répéter les drames du passé. Et il a plutôt bien réussi cette première étape, indispensable pour restaurer la confiance. Les derniers millions dus à Bernard Tapie seront remboursés avant l'heure, et le journal pourrait même bien dégager un petit excédent à la fin de l'année.

Les capacités d'investissement sont tendues, c'est vrai. Mais dans cette période de crise qui touche tous les secteurs, même le digital, les grands groupes commencent à comprendre que l'innovation ne peut plus se faire à coups de millions investis. Face à l'adversité, on fait appelle à ce qu'on appelle l'ingéniosité collective. Faire mieux (pas "plus") avec moins. Beaucoup d'optimisation, beaucoup d'enthousiasme, et pas mal de collaboratif. Dans l'entreprise, mais aussi à l'extérieur. Avec les consommateurs.

Et ça marche.

C'est la philosophie du projet digital que nous tentons, depuis quelques mois, de mettre en place avec les salariés actionnaires. Une stratégie qui est partie d'une seule question : qu'est-ce qui pouvait pousser des citoyens à donner de l'argent à un journal local que la plupart d'entre eux avait cessé de lire ? Parce qu'il croient encore à la nécessité d'avoir un média proche d'eux, parce qu'ils sentent que l'on a plus que jamais besoin de médias indépendants dans nos sociétés fragiles, le drame de Charlie l'a encore démontré. Et parce qu'ils sentent aussi, peut-être moins consciemment, qu'un média local pouvait être un pouvoir, un levier essentiel pour re-dynamiser l'écosystème social et économique de la région. Parce que, aussi, dans cette économie mondialisée qui fait parfois un peu peur, on a besoin de circuits courts, d'énergies locales.

Nous nous sommes dits qu'il y avait peut-être là une des clés du futur modèle économique des médias. Que si la nouvelle génération de lecteurs n'était pas prête à payer pour du contenu, ce fameux fantasme du iTunes de l'info, elle était peut-être prête à participer à un projet qui a du sens, qui est utile, qui le prouve par ses actes, qui fasse participer ses lecteurs à son aventure, et qui soit aussi un lieu d'expérience sociale.

Ce n'est pas moi qui le dit. Ce sont les chiffres. Le financement participatif, l'économie du partage, l'économie solidaire, l'économie inclusive (qui ne laisse personne sur le bas-côté), mais aussi une certaine éthique dans la conduite d'une entreprise, ce n'est plus un épiphénomène, comme ces "grandes personnes" à Paris voudraient le croire. C'est une tendance de fond. Et qui touche plus particulièrement les plus jeunes générations.

Faire de Nice-Matin un laboratoire du média digital

C'est cet esprit qui a animé le projet d'offre payante, qui vous sera dévoilée en septembre, et qui a reçu la confiance et le soutien du Fonds AIPG-Google pour l'innovation numérique de la presse (FINP). Près de 600K€ seront financés par le FINP sur un projet d'1M€. Un projet qui rendra les citoyens acteurs de l'aventure de leur journal. Qui fera de chaque abonné un actionnaire du journal. Qui s'appuiera sur une ligne éditoriale positive portée par le journalisme de solutions, et des contenus de qualité qui feront la part belle à l'enquête, mais aussi par des expériences inédites proposées aux abonnés. Enfin, 1€ par abonné sera reversé chaque mois dans une cagnotte qui servira, en fin d'année, à financer des projets solidaires ou innovants dans la région. Histoire d'ajouter les actes à la parole. Et d'ancrer le journal dans l'économie participative.

Il y aura beaucoup d'autres choses, que nous vous ferons découvrir au fil des semaines. Parce que notre ambition est de faire de Nice-Matin un véritable laboratoire du média de demain. Mais aussi de l'entreprise et du management de demain.

Le service digital, que nous avons créé en quelques semaines, est passé de 7 (essentiellement des journalistes) à 25 collaborateurs, tous issus de la mobilité interne. On pourrait se dire : tenter d'innover avec des salariés qui ne connaissent rien au digital, c'est déjà démarrer avec un handicap. C'est au contraire une chance. Si vous prenez le temps de venir visiter le service, vous découvrirez des gens dont l'enthousiasme et la créativité n'a rien à envier au monde des start-ups. Le drame des gros médias locaux est de ne pas avoir réussi à se sortir de leur fonctionnement en silos qui plombe toute innovation et tire les salariés vers le bas.

Faire de Nice-Matin un laboratoire du média digital

La philosophie du nouveau service digital est de favoriser la créativité en stimulant la collaboration inter-métiers. Nous avons par exemple créé il y a quelques jours "le bocal numérique", une cellule créative qui implique des commerciaux, des créatifs et des journalistes. Nous testons ensemble des nouveaux formats pour essayer de comprendre comment un journal local peut parvenir à parler à la génération Y. Et les premières productions de cette team sont déjà très encourageantes. On devient créatif dans l'adversité. Et c'est ce chemin là que nous avons choisi de prendre.

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Faire de Nice-Matin un laboratoire du média digital

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