Benoît Raphaël

Vis ma vie pourrie sur Secret

7 Août 2014 , Rédigé par Benoît Raphaël Publié dans #Secret, #applications, #mobile, #réseaux sociaux, #analyses

Je le dis souvent, je suis un irréductible optimiste. Je ne peux pas m'empêcher de penser que les gens sont naturellement gentils et que c'est la société qui les rend méchants. Et donc je n'apprécie pas vraiment quand une application mobile vient mettre en doute mes convictions. Par exemple Secret. L'application mobile qui permet de dire tous vos secrets anonymement,et qui vient de lever 25 millions de dollars parce que c'est comme ça dans la Silicon Valley : tu as six mois d'existence, tu as un concept qui enflamme les mobinautes, tu n'as pas de modèle économique, tu lèves 25 millions.

Je ne vais pas vous dire que Secret c'est mal. Je n'en sais rien. C'est la vie du web. Après des années passées à se faire leur propre télé-réalité sur Facebook, Twitter et Instagram, les humains ont eu un mouvement naturel de repli vers les messages autodestructibles de Snapchat (un remake ado de "mission impossible" en mode "je te montre mes seins mais tu ne fais pas de capture d'écran pour balancer la photo à toute la classe, hein ?" "non non...") et maintenant vers l'univers impitoyable de Secret. Pourquoi ? Parce qu'à force de raconter sa vie à ses 1500 amis sur Facebook qui ne sont en fait plus vraiment des amis, on a commencé à :


1) se poser des questions comme "mais au fait, ça va où toutes ces données sur ma vie privée ?"
2) à intégrer tellement les codes de ces réseaux sociaux que l'on en est venu à ne plus rien poster de vraiment personnel pour basculer vers une sorte de photoshopage de notre propre vie en mode : regardez comme ma vie est merveilleuse, ma girlfriend est trop belle, je prends des apéros TOUS LES JOURS dans des hôtels trop chers, je suis tout le temps en vacances dans des endroits géniaux avec des piscines gigantesques et j'envoie des photos de mes pieds avec un message genre "on est bien là", ou "coucou Paris".
3) et que à force de faire du "Je Facebooke donc je suis" on en a fini à ne plus savoir vraiment qui on était.

Non, je ne dis pas que des applications comme Secret, c'est mal. Ce qui me déprime, c'est de lire ce qui s'y partage. C'est une sorte d'anti-Facebook. Ce n'est plus : "j'ai une vie géniale". Mais plutôt : j'ai une vie pourrie, je suis frustré et je hais tous ceux qui réussissent ou font croire qu'ils sont heureux.
Je vous explique rapidement le concept et après je rentre dans les détails de ce qu'on y trouve.

Tout d'abord, vous êtes anonyme, mais pas trop. Pour s'inscrire, vous devez donner votre numéro de téléphone, votre compte Facebook, et vous devez vous géolocaliser. Ce qui est secret dans Secret, c'est que vous ne donnez pas votre nom.

Le principe est simple : vous choississez une image en fond d'écran de votre message, au hasard une paire de seins, un paysage de plage ou une capture d'écran. Et vous écrivez votre texte confidentiel en quelques signes, par exemple : "je trompe ma femme sur Tinder pendant que je suis au lit avec elle", ou "mon patron est un psychopathe". Vous envoyez. Et seuls vos amis peuvent voir votre super secret, sauf qu'ils ne savent pas qui l'a écrit. Evidemment, ils peuvent toujours deviner. Donc si vous écrivez par exemple : hier j'ai fait un barbecue à Boulogne chez un gros con et je me suis fait sa copine dans les toilettes, avec une photo floue du barbecue, il y a de fortes chances pour que le "gros con" qui est aussi votre ami Facebook vous repère.

Mais il y a mieux : si un de vos amis "aime" votre secret (par exemple le copain du gros con), alors tous ses amis peuvent le voir, et si ses amis aiment aussi alors ses amis à lui pourront le voir... jusqu'à ce que la terre entière soit au courant que vous avez fait des galipettes avec la copine de votre pote à son barbecue de Boulogne. C'est un mécanisme simple, efficace, emprunté à celui de la rumeur. Même si pour l'instant, il n'y a pas encore eu de fausse (ou vraie) rumeur sur quelqu'un qui soit vraiment sortie de Secret. Sans doute parce que la jeune start-up fait attention à ne pas faire trop de vagues et a tendance à supprimer les secrets qui contiennent des noms et des faits. Vous pouvez d'ailleurs demander à ce qu'un post vous désignant soit supprimé et, à ce que j'ai cru comprendre, le service de modération est assez réactif sur ce point. A vérifier.

Non, ce qui n'est pas vraiment modéré sur Secret, c'est la bêtise, la mesquinerie et la méchanceté humaine.

Comme aux Etats-Unis au début, Secret a d'abord été adopté en France par les entrepreneurs du digital et par les agences de pub et de communication. Et c'est absolument déprimant. A part quelques phrases touchantes du genre "ça fait 3 ans que je l'aime et je ne lui ai toujours pas dit" (bon, un peu stupide aussi, pourquoi est-ce qu'elle ne lui a TOUJOURS pas dit ?), la majorité des messages postés sur Secret se répartissent entre :

1) je vomis sur un tel qui est patron de start-up, investisseur ou un collègue qui bosse dans une agence ("Untel est un vieux pervers has been qui se tape ses stagiaires") ("Machine s'est fait sauter par tout Paris"...)
2) je raconte des blagues pas drôles histoire de les tester en secret avant de les raconter à mes amis ("regarde par la fenêtre, elle est pas belle la vitre ?")
3) j'essaie de faire fantasmer les autres en disant que je suis épilée de partout ou que j'aime les éjaculations faciales
4) je balance de faux secrets pour voir comment les gens réagissent
5) je balance sur ma girlfriend ou mon boyfriend ("Il est très con mais il en a une très grosse alors je reste avec lui", "je ne l'aime plus mais elle suce vraiment bien" / variante : "je ne l'aime plus mais elle avale. Que faire ?")

Bref... une demi-heure sur Secret et vous voilà complètement déprimé. Un peu plus circonspect sur vos amis Facebook, et déjà en train de vous dire qu'il faudrait que vous fassiez un peu de ménage.

Le pire, c'est sans doute les commentaires. Ils sont évidemment anonymes. On vous affuble d'un avatar au hasard qui, de temps en temps, relativise un petit peu le sérieux de toute cette histoire : un petit caca bleu, un singe marron, un as de pique jaune... Ce qui donne des échanges du genre : "petit caca bleu je ne suis pas d'accord avec toi, signé trèfle jaune".

Bref, les commentaires, donc : soit tout le monde se lâche et montre son vrai visage, soit chacun s'amuse juste à être méchant pour voir ce que ça fait, je ne sais pas, mais le résultat laisse un arrière goût malsain. Les blagues sexistes, les réfléxions méprisantes envers ses employés ou ses supérieurs, les vannes cruelles, les tentatives de drague bien lourdes, tous ces petits mots vérolés fusent dans ce milieu étroit et déprimant, dégoulinant d'amertume et de frustration, qui s'est emparé de Secret en France.

Ça va peut-être changer. Aux Etats-Unis, Secret commence à s'étendre au grand public. Et je ne sais pas si ça va être mieux. En explorant un peu l'application, on tombe sur des témoignages touchants sur la vie quotidienne, des phrases fortes de témoins du conflit à Gaza, des réfléxions sur la vie un peu bas de gamme mais pas plus que ce qu'on peut voir à la télé, et puis des choses vraiment drôles.

Mais comment prouver que c'est vrai ?

Je ne peux m'empêcher de penser qu'un bon écrivain pourrait s'amuser énormément sur Secret, à s'inventer des témoignages et des personnages. C'est peut-être comme ça qu'il faut le prendre : un reflet ni vrai ni complètement faux d'une certaine humanité, celle qui se regarde un peu trop le nombril et qui ne sait plus quel vide brasser.

Je ne peux m'empêcher de penser qu'un jour un hacker s'amusera à publier tous les secrets avec l'identité de leurs auteurs. Juste pour la poésie du geste.

Moi je n'ai posté un seul secret. J'ai choisi une photo de forêt, et j'ai utilisé pour mon message un émoticone de panda. Ça fait un panda dans la forêt.

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