Benoît Raphaël

Alexandre Michelin chez Spicee : quand un ex capitaine d'industrie fait le pari du "petit" média indépendant

25 Janvier 2016 , Rédigé par Benoît Raphaël Publié dans #médias, #télévision, #France, #Alexandre Michelin, #Spicee

On n'en parle pas encore beaucoup. Peut-être que, chez les grands de la télé, on ne les prend pas encore complètement au sérieux. Pendant que les chaînes d'infos se battent pour une place sur la TNT, pendant que certains dirigeants de télé essayent de croire que Netflix ça ne marche pas en France et ne sera jamais vraiment une menace (huhuhu...), une nouvelle chaîne de télévision est née. Elle s'appelle Spicee. Elle diffuse les reportages que les autres télés ne veulent ou n'osent pas diffuser. Elle fait des sujets sérieux. Des sujets longs. Pire, elle fonctionne sur un modèle d'abonnement. Pourquoi s'y intéresser ?

Et puis ils ont levé un million d'euros, ce qui est plutôt très rare pour un média en amorçage. Et puis l'ancien patron de Microsoft Europe & Moyen-Orient, candidat malheureux mais iconoclaste à la présidence de France Télévisions, a décidé de quitter le confort des grands groupes pour les rejoindre comme directeur général.

J'ai donc voulu rencontrer Alexandre Michelin. Je voulais comprendre quelle mouche avait piqué ce "capitaine d'industries culturelles et créatives", habitué aux grands bureaux et aux gros budgets. On s'est vus. Et je n'ai pas été déçu.

Alexandre Michelin (photo : Lena Villa)

Alexandre Michelin (photo : Lena Villa)

D'abord parce qu'il est toujours rare et agréable de rencontrer des personnalités du numérique qui n'ont pas pris la grosse tête. Alexandre Michelin parle avec beaucoup de passion, pas mal d'humilité, un peu de révolte aussi. Il a envie de changer les règles. Et il a envie de se faire plaisir et de faire plaisir. On ne pouvait que s'entendre.

Une semaine après son arrivée chez Spicee, le 14 décembre 2015, il a ouvert un carnet de bord sur Medium dans lequel il raconte sa nouvelle vie de start-uper.

SPICEE a l’audace de fabriquer autrement et maintenant l’audiovisuel de demain ! Et c’est par sa folie douce et son coté réaliste à la fois que SPICEE m’a séduit. (...)
Et je n’oublierai pas de si tot cette visite à la “cave” des origines, à l’été 2015 moderne, bordélique, humide et très chaudement numérique. (...) Le sous sol où “tout” a commencé, à la fois start up / newsroom / bureau de prod / salle de rédaction/ boite de distribution et plateforme internet où “on mélangeait les pipis “ pour parler l’ “Antoine Robin” (Punk Président Fondateur de SPICEE ) dans le texte :-)

Alexandre MIchelin

Là déjà on se dit qu'un type comme lui à la Présidence de France-Télévisions, ça nous aurait changé... Mais non. Parce que le système ne se laisse pas facilement bousculer.

Faute de pouvoir changer l'Empire, Alexandre Skylwalker a rejoint la résistance. Sa planète Hoth à lui s'appelle Spicee. Elle a été lancée en juin 2015 par un trio très complémentaire issu de la production, du journalisme et des start-ups: Antoine Robin (ancien directeur général de Havas Productions), Jean-Bernard Schmidt (ancien directeur de la rédaction de M6), et Bruno Vanryb (le cofondateur de l'éditeur de logiciel Avanquest).

C'est d'abord cette diversité qui a séduit Alexandre. Mais pas que. "C'est aussi l'intelligence des fondateurs". Il insiste : "Il faut toujours parier sur l'intelligence".

Passer du rêve de la Présidence de France Télévisions au pilotage d'une jeune pousse, c'est un changement d'ambition ? "Non. Ce n'est pas la taille de la structure, ni celle du budget, qui compte. C'est la vitesse d'exécution. Et chez Spicee, tout va très vite".

Les fondateurs de Spicee  (photo : Nouvel Obs)

Les fondateurs de Spicee (photo : Nouvel Obs)

Spicee est en effet encore tout petit. 2500 abonnés. Mais il pourrait devenir gros.

C'est un petit média, mais qui avance vite.

Un petit acteur, donc un petit budget. Mais qui ne fait pas dans le "cheap" pour autant. Qui préfère faire moins mais mieux. Et mieux vendu. C'est frais. C'est piquant. C'est pro. C'est même bien souvent mieux qu'à la télé.

On a pris l'habitude le comparer à Vice, à cause de son ton un peu choc, de ses formats très créatifs, et de son obsession pour l'international. Mais Alexandre préfère le comparer à Netflix. Parce que le géant américain de la vidéo sur le net a vite compris que l'avenir ce n'était pas tant de maîtriser les tuyaux (vieux mythe de l'internet des débuts) que de produire des contenus originaux (Netflix va d'ailleurs investir 6 milliards en 2016 dans du contenu original). Ou plutôt les deux. Ce que n'a peut-être pas compris Molotov, le projet à dix millions d'euros de Jean-David Blanc et de Pierre Lescure qui se propose de réinventer la distribution télé.

Comme Netflix, Spicee propose un abonnement. Un modèle qui pouvait paraître encore compliqué il y a quelques années mais qui a été largement démocratisé depuis. Par Netflix, mais aussi Spotify. Et des médias plus traditionnels comme le New York Times ou Mediapart qui ont fait le choix de la qualité.

Pour réussir, ce qui n'est pas gagné, Spicee a deux atouts :

1) Il s'appuie sur un partenariat avec l'agence Babel Press (également actionnaire), à qui l'on doit pas mal de reportages pour Canal ou France-Télévisions. Babel apporte son réseau de correspondants, mais permet aussi à Spicee de vendre ses documentaires et reportages aux télés étrangères.

2) C'est une start-up. Les décisions se prennent très vite. Les prises de risque aussi. Comme faire confiance au talent de journalistes inconnus. Les coûts sont réduits (deux à trois fois moins cher que pour les autres télés), et les talents ne manquent pas sur la toile.

L'équipe de Spicee dans son ancien local (photo : Nouvel Obs)

L'équipe de Spicee dans son ancien local (photo : Nouvel Obs)

Spicee est donc un "petit" média de niche (qualité, international, contenu exclusif...), qui peut devenir grand : "c'est une niche, mais qu'on va aller chercher à l'international" (ils sont déjà en train de s'implanter au Canada).

D'abord rester focus sur une cible et sur un format, puis se déployer.

Mais le vrai pari de Spicee sera de fédérer autour de lui une communauté fidèle. Celle qui sera prête à payer, mais qui ne voudra pas se contenter de consommer. Pour réussir, Spicee ne devra pas se comporter comme un vendeur de contenus fermé sur ses talents, mais comme l'épicentre d'une communauté ouverte et rassemblée autour de même valeurs. Tout ça sans perdre sa différence : c'est à dire en s'appuyant sur du contenu original.

Pour gagner ce pari, Spicee devra s'appuyer sur son ADN : sa forte personnalité, son inventivité, son humilité... et surtout une "mission" : la volonté de faire grandir l'intelligence de ses membres, en parlant d'autre chose, autrement, avec de la créativité, et même sur les sujets qui fâchent. Notamment chez les plus jeunes : une génération habituée à consommer de façon asynchrone, quand elle veut, ce qu'elle veut où elle veut.

Une génération compliquée à toucher, mais avide d'informations. A qui les contenus longs ne font pas peur, même sur mobile. Qui se méfie beaucoup des médias traditionnels. Et qui est de fait la proie du meilleur comme du n'importe quoi. Des vérités qui dérangent, mais aussi toutes les rumeurs et théories du complot qui circulent sur les réseaux sociaux. Spicee a d'ailleurs mené une expérience, en diffusant une fausse théorie du complot sur le web pour en démonter les mécanismes. Et expliquer comment trier le vrai du faux.

Bref, un média qui dérange, qui maîtrise les codes du web, et qui fait le pari de l'intelligence et de la créativité.

On se prend presque à rêver ce qu'aurait pu devenir France-Télévisions entre les mains d'un Alexandre Michelin. Quand je lui demande s'il aurait pu faire mieux qu'un Bruno Patino, l'ex vice-président de FTV, chargé du numérique, qui a eu tellement de mal à faire bouger le navire malgré sa réputation d'innovateur, il répond : "Il n'a pas pu changer les choses parce que ce n'était pas le patron. Si vous voulez faire bouger un média, il faut être le patron." Pas faux. Pas rassurant non plus.

La transition peut-elle passer par les médias traditionnels ? Pas tant qu'ils seront dirigés par les mêmes profils. Cette élite qui s'auto-promeut. Cette élite super diplômée, mais super déconnectée dont parle Laure Belot dans son livre éponyme, une enquête aussi passionnante que déprimante.

"Les élites ne sont pas déconnectées", corrige Alexandre Michelin. "C'est bien pire que ça". Il précise sa pensée : "Quand je candidatais pour la présidence, j'ai rencontré une centaine de personnalités, des ministres, des grands patrons. Quand je leur parlais de numérique et de désintermédiation, certains ouvraient de grands yeux vides. A ce stade, ce n'est pas de la déconnexion, ce n'est même pas du déni. C'est au-delà, je ne trouve pas les mots."

C'est dit.

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