Benoît Raphaël

Wikileaks: un modèle pour les médias ?

28 Juillet 2010 , Rédigé par Benoit Raphaël Publié dans #Daily, #just delivered, #journalisme d'investigation, #journalisme participatif, #Julian Assange, #Social NewsRoom, #wikileaks

Le site participatif à l'origine de la publication, lundi 26 juillet, des 91.000 rapports de l'armée américaine sur les interventions en Afghanistan est un cas inédit dans l'histoire de la presse. Alimenté par environ 800 non professionnels, Wikileaks est devenu une boîte à scoops. Domaine que l'on pensait réservé au journalisme d'investigation. Peut-il être considéré comme un modèle ? Est-il un phénomène unique ou préfigure-t-il les médias de demain ? Plusieurs particularités notables dans le fonctionnement et la personnalité de ce site : - Wikileaks est issu de la culture du partage, émanation de la nature historique du Net, qui est un réseau de partage avant d'être un média. Défenseurs de la neutralité du web, qu'ils voudraient voir échapper autant que faire se peut au contrôle institutionnel, ces utopistes du réseau prônent, à des degrés divers, la transparence et de la liberté quasi absolue de parole sur le web, mais aussi de la libre circulation des données entre les internautes. - Plus qu'un média, Wikileaks est donc surtout d'un réseau de partage public, à mi-chemin entre Wikipédia (dont il reprend la plateforme), 4Chan (où la liberté absolue de parole et de publication mène parfois à des dérives) et Pirate Bay (un site de hacking qui met à disposition gratuitement des millions de fichiers culturels et informatiques, bravant ostensiblement les législations sur les droits d'auteur). De la même manière, Wikileaks, dont le nom signifie "Wiki des fuites d'information" (un wiki est un site où tout le monde peut participer au contenu), met à disposition des internautes des données sensibles et confidentielles. - Le site est animé par 5 personnes à plein temps associés à 800 bénévoles occasionnels. Il coûte 200.000$/an, 600.000$ si les contributeurs étaient rémunérés. Il ne paie pas ses frais de justices, des centaines milliers de dollars d'aides ont été mis à disposition par des groupes de presse comme Associated Press ou le Los Angeles Times. Wikileaks a été créé en décembre 2006 et, "dans l'année qui a suivi, a ajouté 1,2 million de documents à sa base de données grâce à une communauté d'internautes, composée de dissidents chinois, iraniens, des mathématiciens et des technologues d'entreprises Internet desÉtats-Unis, de Taïwan, d’Europe, d’Australie et d’Afrique du Sud et de nombreux anonymes", rapporte Wikipedia. Qui poursuit : "Le site divulgue, de manière anonyme, non identifiable et sécurisée, des documents témoignant d'une réalité sociale et politique, voire militaire, qui nous serait cachée, afin d'assurer une transparence planétaire. Les documents sont ainsi soumis pour analyse, commentaires et enrichissements « à l’examen d’une communauté planétaire d’éditeurs, relecteurs et correcteurs wiki bien informés ». C'est ainsi que le site "a publié le 5 avril 2010 une vidéo de l'armée américaine montrant deux photographes de Reuters tués par un hélicoptère Apache lors du raid aérien du 12 juillet 2007 à Bagdad" Autre particularité, et c'est ce qui a motivé l'écriture de cet article : la mise en ligne des 91.000 rapports de l'armée américaine a été réalisée avec le concours de grands quotidiens nationaux aux Etats-Unis (The New York Times), au Royaume-Uni (The Gardian) et en Allemagne (Der Spiegel). Aucun média français n'a été sollicité (ou n'a répondu à l'invitation), alors que 500 de ces fichiers concernaient l'armée française (le site du Monde les a analysés après coup ici), par "manque de temps et de ressources", explique Julian Assange, le charismatique porte-parole de Wikileaks. Cette collaboration marque un tournant. Et nous en dit un peu sur l'avenir (ou ce que pourrait être l'avenir) du journalisme en réseau. Sur Rue89, Emmanuelle Bonneau parle de révolution: "Un site internet participatif met sous le nez de trois mastodontes du journalisme la plus grosse fuite de documents de l'Histoire, et les force à recouper des informations dont ils ne connaissent pas la provenance." Et d'ajouter : "Les grosses machines que sont les trois journaux partenaires de WikiLeaks ont les moyens humains de travailler au recoupement des données et donc de leur apporter de la valeur : The Guardian a mobilisé des reporters, des spécialistes de la région et des experts de données (qui ont traduit 400 abréviations militaires)." Pour Wikileaks, impliquer les journalistes de la presse d'investigation était un moyen de donner de la valeur aux documents qu'ils publiaient (dont Julian Assange compare l'importance à celle de la publication des archives de la Stasi, affirmation discutée ici sur un blog de Libération et sur celui de Foreign Policy), et donc de l'impact. Toute la différence entre le partage brut, la richesse, et la mise en valeur des contenus, qui est l'un des rôles des médias. Ce qui est intéressant dans cette histoire c'est donc le rôle dévolu à chacun. Le recueil de données brutes et de témoignages, pour lequel les communautés de non-professionnels peuvent être mieux structurées (par la nature même du réseau) et armées. Elles peuvent même être plus efficaces pour traiter et trier des masses importantes de contenus (c'est l'expérience qu'a faite le Gardian avec les notes de frais des ministres, impliquant les internautes dans le tri des informations disséminées dans les documents). C'est un pas de plus dans la capacité qu'a le réseau (Internet) a fragmenter les compétences pour déporter une partie de l'activité éditoriale sur les non-professionnels. On ne parle pas de journalisme citoyen, mais bien d'un partage des compétences. Avec Wikileaks, cette dimension participative va jusque dans l'organisation de la récupération et de la révélation de données inédites dans le cadre du journalisme d'investigation. Si l'on y prête bien attention, le nombre de compétences partageables avec la communauté est impressionnant. Bien managée, ce partage des compétences peut permettre à la profession de se mieux se recentrer sur son métier : la vérification, le recoupement, la contextualisation des informations. Aujourd'hui, 80% de son temps est accaparé par l'enrichissement, la réécriture, l'édition d'informations déjà publiées ailleurs. Une bonne exploitation du réseau lui permettrait de se consacrer à sa fonction première: sortir des informations. C'est l'une des vertus de ce que j'appelle la "Social Newsroom", qui est l'un des objets de ce blog: réduire les coûts de production en partageant l'activité avec la communauté, pour produire une information à plus grande valeur ajoutée. C'est une des bases de la monétisation digitale.

(Illustration: photo de Julian Assange, Wikipédia)

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