Benoît Raphaël

Wikileaks : bienvenue dans un nouveau monde

1 Décembre 2010 , Rédigé par Benoit Raphaël Publié dans #Weekly, #just delivered, #journalisme, #transparence, #wikileaks

Quelle panique ! Condamnée avec violence par les chefs d'Etat occidentaux, plus embarrassés que mis à terre d'ailleurs, remarquablement décortiquée et mise en scène par les journalistes de la presse écrite internationale, l'onde de choc Wikileaks fascine, effraie, réjouit, interroge. Fascine : parce que les 250.000 notes secrètes des diplomates américains publiées par le site pirate constituent un témoignage historique irremplaçable. Effraie et réjouit : parce que s'il faut toujours se réjouir que l'information circule, il n'en reste pas moins un débat sur le "doit-on tout publier ?". Sauf que ce débat, qui a été longtemps celui des journalistes, ne l'est plus. Avec Wikileaks, mais aussi le forum 4Chan, Wikipédia, le site de partage de vidéos YouTube, Facebook, Twitter et les plateformes de blogs, la production et la coproduction d'informations brutes, contrôlées à des degrés divers par les sites qui les hébergent, est désormais ouverte à toute personne disposant d'une connection. La question n'est donc plus : "doit-on publier" mais "que fait-on avec ce qui a été publié"?  Sylvie Kauffman, directrice de la rédaction du Monde, qui fait partie des grands quotidiens internationaux partenaires de Wikileaks pour la diffusion des documents secrets, en fait le constat : "A partir du moment où cette masse de documents a été transmise, même illégalement, à Wikileaks, et qu'elle risque donc de tomber à tout instant dans le domaine public, Le Monde a considéré qu'il relevait de sa mission de prendre connaissance de ces documents, d'en faire une analyse journalistique et de la mettre à disposition de ses lecteurs". Interroge : parce que 2010, qui restera comme l'année Wikileaks dans le monde des médias, marque un tournant dans l'histoire d'Internet. Non pas qu'Internet ait changé, mais la perception que nous en avons est désormais tatouée d'une certitude : nous venons d'entrer dans le monde de la transparence. Après la création de l'Internet qui a donné à tous des moyens de production et d'échange, après Google qui a rendu tout accessible, après les blogs et Twitter qui ont donné aux consommateurs le pouvoir sur la consommation des marques, après Facebook qui a effacé la frontière entre la vie privée et la vie publique, voici les "pirates" de Wikileaks qui ouvrent cette fois une brèche dans les secrets de nos dirigeants. Dans ce nouveau monde tout ce que vous faites et dites est susceptible de se retrouver demain sur le réseau. Tout ce que vous faites en ligne, même sur votre page Facebook, est public. Mais aussi ce que vous faites offline. Car avec les médias sociaux et le mobile, Internet est devenu le prolongement naturel de la vie quotidienne. Même une discussion dans un café, puisque tout le monde est équipé d'appareils mobiles capables d'enregistrer et d'envoyer en temps réel des données.  On peut le regretter, notamment parce transparence ne veut pas toujours dire vérité et que tous ne sont pas égaux elle, mais il faudra faire avec parce que le mouvement n'est pas prêt de s'arrêter. C'est la que nous retrouvons la valeur d'un journalisme recomposé. Le travail des journalistes du Monde, du Guardian ou du New-York Times (pour ceux que j'ai pu lire) était remarquable en ce sens. Wikileaks fournit des données brutes, difficilement lisibles, trop denses (250.000 documents), qui, si elles avaient été simplement publiées sur la toile n'auraient 1) certainement pas eu autant d'impact 2) auraient été mal interprétées, parce que lues à moitié ou pas lues. Et auraient certainement produit plus de confusion, avec son lot de rumeurs, que d'information. On pourrait rêver d'une organisation collaborative solide, à la Wikipedia, mais dans ce cas précis, le tri, la vérification et surtout la mise-en-scène nécessitait le travail de professionnels de l'information. Par "journalisme recomposé", j'entends un journalisme qui serait passé par une "mort" symbolique. Un journalisme débarrassé de sa défiance historique vis à vis d'Internet et de ses "amateurs", de cette irresponsable réplique : "de toute façon je n'y comprends rien". Le journalisme recomposé c'est un journalisme plus que jamais utile, Wikileaks le prouve, à condition d'être partagé. Un journalisme qui accepte que la production, la révélation et la publication échappe parfois, souvent, à son contrôle, mais qui continue de jouer son rôle fondamental : apporter de la clarté, du contexte, de la valeur, pour contribuer à mieux informer. Mieux informer aujourd'hui signifie prendre en compte ce nouvel écosystème, transparent, chaotique et en réseau. Et apprendre de nouveaux métiers comme le datajournalisme (voir le travail des journalistes développeurs d'Owni et du Guardian sur les documents de Wikileaks, mais aussi celui de pro-publica), le crowdsourcing (voir l'expérience du Guardian avec ses lecteurs sur les notes de frais des ministres), le community management et la co-coproduction d'informations (l'exemple du Post.fr et de Citizen Side), ou encore la sélection ou co-sélection de l'information (l'exemple du Huffington Post et du Post.fr). Eric Schmidt faisait remarquer récemment que "le monde n'était pas prêt pour la révolution technologique qui arrive". Même si d'aucuns pensent encore qu'Internet n'est qu'un "média", qu'un "tuyau" ou, pire, "que ce n'est pas leur truc", comme on parlerait d'une console de jeux, il est désormais impossible de l'ignorer : Internet transforme le monde.  Profondément. Et cette mutation relève plus de la réaction en chaîne que d'un changement d'ère.  C'est à dire qu'elle est incontrôlée, en tout cas jamais par la même entité.  Et que le schéma est désormais trop complexe pour que l'on puisse en prévoir le prochain coup. Les journalistes doivent donc apprendre à s'adapter. Ils sont en train de le faire. Mais les politiques également. Car si l'on ne peut plus prétendre informer sans embrasser ce nouveau monde de production ouverte d'informations, on ne peut plus prétendre gouverner sans avoir soi-même intégré la révolution en cours. Ce n'est pas une révolte, mais une "révolution", clame Heather Brooke sur le Guardian, "elle a commencé et est digitale". Ajoutant : "les fuites de Wikileaks ne sont pas un problème, mais un symptôme. Elles révèlent une déconection entre ce que les gens veulent savoir et ce qu'ils savent." Et pour reprendre la leçon du professeur de journalisme Jay Rosen : "Il n'y aura jamais trop d'informations. Il n'y a qu'un problème de filtrage.  Il y aura toujours de plus en plus de contenus, vous ne pourrez pas l’empêcher. Les gens continueront de bloguer, d’envoyer des photos et des vidéos. Au lieu de nous plaindre, inventons des outils pour gérer le flux." C'est là que réside le rôle du nouveau journaliste. L'onde de choc Wikileaks en est la superbe démonstration, constate Charlie Beckett dans un article titré fort à propos : "Wikileaks : voici maintenant ce que j'appelle une société informée" Et ce n'est que le début...
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